Il y a les films qui misent tout sur l’action, d’autres sur l’ambiance, d’autres encore sur de belles histoires et les émotions qu’elles procurent. Et puis il y a les films qui mettent d’abord en avant leurs personnages. Lucky est de ceux-là. Lucky c’est Harry Dean Stanton. L’acteur américain a une filmographie longue comme le bras, ayant commencé à tourner dans les années 1950. Et s’il cumule de très nombreux seconds rôles, il peut se targuer d’avoir tourné pour les meilleurs réalisateurs. Jugez plutôt : Sam Peckinpah, John Milius, Francis Ford Coppola, Ridley Scott, John Huston, John Carpenter, Robert Altman, Bertrand Tavernier, Martin Scorsese, David Lynch, Frank Darabont… excusez du peu ! C’est Wim Wenders qui lui apporte son heure de gloire quand il lui confie en 1984 le rôle principal de son film Paris, Texas, Palme d’or au Festival de Cannes.
Un café, des mots croisés, l'esprit vif : Lucky.
Largement inspiré d’éléments biographiques de la vie de Harry Dean Stanton, ainsi que de sa personnalité, le film nous propose de suivre le quotidien immuable de Lucky, un vieil homme de 90 ans, qui vit seul dans une bicoque isolée, dans une petite ville perdue au milieu d’un désert indéterminé, quelque part au fin fond des States. Chaque matin au réveil c’est un verre de lait, la toilette et des mouvements de gymnastique avant de partir à pied prendre son café au diner où il a ses habitudes. C’est là qu’il fait ses mots croisés tout en jouant le faux misanthrope. Puis vient l’heure de passer à l’épicerie se ravitailler en cigarettes et en lait, et échanger au passage quelques mots en espagnol avec l’épicière. Le soir, après les jeux télévisés façon Questions pour un champion, il rejoint les habitués du bar local pour y siroter son Bloody Mary en compagnie d’Howard (David Lynch), son ami. Chaque jour suit cette trame, réglé comme une horloge.
Lucky et Howard : où est passé Président Roosevelt ?
Alors quand Président Roosevelt, la tortue terrestre* d’Howard se fait la malle, laissant son propriétaire inconsolable, cela suffit à créer l’événement dans l’existence figée de Lucky. Ah, il y a aussi ce matin où pris d’un malaise, Lucky s’effondre dans sa cuisine… Le temps passe et le corps vieillit, mais l’esprit de Lucky reste vif. Clair. Il n’est pas du genre à apprécier les discussions oiseuses autour des banalités sur le temps qu’il fait, mais préfère philosopher sur le sens de la vie, ou se remémorer de vieux souvenirs marquants, qui de sa jeunesse dans le Kentucky, qui de son engagement dans la Marine pendant la seconde guerre mondiale dans le Pacifique, à chercher des réponses au grand vide qu’il suspecte après la mort.
Lucky a peur de la mort...
Lucky n’est pas religieux, il ne croit pas en l’âme. L’heure de tirer sa révérence approche et il le sait, mais Lucky n’en a pas fini avec la vie ! Et du haut de ses 90 ans passés, alors que son médecin lui affirme qu’il a une santé de fer et hors norme pour une personne de son âge, Lucky ne peut s’empêcher d’avoir peur. Peur de cesser d’exister. Quand on le questionne sur le comportement à avoir devant une existence qui n’a ni sens ni but, sa réponse est cependant évidente et lumineuse : « You smile »...
« You smile »
Dernier film de Harry Dean Stanton (le film est sorti en mars 2017, l’acteur est décédé en septembre 2017), le premier long métrage de John Carroll Lynch (aucun rapport avec David) devient de fait un film-testament. Un film hommage également, puisqu’à travers son personnage, il est entièrement centré sur son interprète. Ayant toujours apporté une touche de réalisme puissant de par son jeu dans tous les films auxquels il aura participé, l’effet est encore décuplé dans Lucky où l’on ne fait plus vraiment la différence entre le héros et le comédien.
Lucky est Harry et Harry est Lucky.
Lucky et sa routine du matin
D’ailleurs ce surnom de Lucky, c’est celui qu’on lui avait donné pendant la guerre de 39-45, parce que son poste de cuistot dans la Navy lui permettait de rester en partie à l’abri des combats. C’est une anecdote qu’il insère dans le film, lors d’une discussion entre vétérans, avec Fred (Tom Skerritt). C’est ainsi l’occasion de voir réunis à l’écran près de 40 ans plus tard, deux des acteurs d’Alien, le huitième passager** de Ridley Scott.
Lucky / Harry et Fred / Tom Skerritt, entre vétérans (de la guerre et du Nostromo)
Lucky fait également preuve de son goût pour la musique en chantant avec un groupe de mariachis, et en jouant quelques notes en solitaire avec son harmonica. Référence au passé de musicien country de Harry (il a joué avec Bob Dylan, Art Garfunkel ou Kris Kristofferson). Et cette phrase lancée par Lucky comme une private joke chaque matin au patron du diner, « You are nothing », était une phrase que Harry affectionnait tout particulièrement.
Oui, Harry est Lucky, et Lucky est Harry. Définitivement.
Lucky / Harry et les mariachis, entre musiciens.
Le film prend donc ainsi l’aspect d’un adieu poignant au comédien. Car s’il ne se passe pas grand-chose dans ce film, on y parle pourtant de l’essentiel. De la vie. Du sens de l’existence. Des souvenirs et de l’oubli. Tout comme son interprète, Lucky fait preuve d’une touchante et sincère humanité. Tout comme son personnage, Harry fait montre d’une force et d’une sérénité limpides malgré la peur de la mort. Il n’y a rien de palpitant dans ce film, si ce n’est le cœur vaillant et les yeux brillants d’Harry Dean Stanton. Et il n’en faut pas plus pour faire de Lucky une belle expérience de cinéma.
* J’ai appris grâce à ce film la distinction faite en anglais entre « turtle » qui désigne les tortues marines et « tortoise » qui désigne les tortues terrestres !!
** À propos de clin d’œil au film Alien, c’est Harry Dean Stanton qu’on voit en gardien éberlué dans Avengers, qui voit un Hulk tomber du ciel et s’écraser sur son entrepôt avant de demander à Mark Ruffalo « Are you an Alien ?»
L'affiche du film