Comme annoncé il y a quelques jours, voici l'interview de Christian Godard, un routard de la BD franco-belge. Il a côtoyé beaucoup de grands noms et vu évoluer son art, pas toujours en bien. Rencontre avec une sommité du 9ème art.
1. Les débuts
Votre carrière démarre au début des années 50. Vous collaborez à de nombreux périodiques (Fillette, Coq Hardi, Pistolin, Fripounet et Marisette, etc.) avant d'entrer à Vaillant en 1957. Pouvez-vous nous évoquer cette première période de votre carrière ?...
Christian Godard : Autant essayer de vous évoquer ma vie sur la planète Mars. Je ne sais pas comment faire pour que vous en ayez la moindre idée authentique. Je peux vous fournir quelques informations basiques. C'est une époque où on pouvait faire de la bande dessinée en se foutant complètement de la bande dessinée. Vous voyez le genre ? Et l’on pouvait même en vivre confortablement ou presque. Non, là, je sens que vous êtes largué. Je vous comprends.
A partir de 1959, vous devenez l'un des piliers du journal Pilote, dans lequel vous illustrez des scénarios de René Goscinny : Jacquot le Mousse (N°1 à 30), Tromblon et Bottaclou, notamment... Comment se passait la collaboration avec Goscinny ?
CG : C'était un type extraordinaire. Je me souviens de m'être trouvé devant lui, et il me tendait son texte d'une main, en souriant d'un air engageant. J'avais la charge de le prendre dans des délais raisonnables, c'est-à-dire sans trop tarder. Et puis je repartais avec, sous le bras, je faisais ce que je pouvais, et je lui apportais les planches terminées. Il lui arrivait de rire en les visionnant, ce qui était une marque de satisfaction évidente, mais généralement parcimonieuse. Je pourrais aisément faire des conférences sur le sujet, et je sais d'avance qu'il y aurait du monde dans la salle. D'ailleurs j'en ai vu certains qui en faisaient, sans l'avoir jamais rencontré directement. Comme pour le général De Gaulle, la Reine Margot, ou Toutankhamon. Et qui parvenaient à en parler savamment. (Que ceux qui veulent me proposer de me produire, moyennant finance, pour une causerie de ce genre, me fasse des offres, via mon site. Je ne voyage qu'en première classe et je tiens à avoir une salle de bains à l'hôtel. J'ai quelques anecdotes savoureuses en réserve).
Vous abandonnez Tromblon et Bottaclou car vous avez envie d'écrire seul...
CG : Non, ce n'est pas la vraie raison... La vraie, c'est que j'avais un petit peu appris quelques rudiments sur ce métier qui n'en est pas un, et que le journal m'avait demandé de faire des histoires complètes de mon propre cru, ce qui m'a permis de réaliser celles de L'Agent secret É-1000 (Il y a une astuce cachée, là). Et, de fil en aiguille, Jean-Michel Charlier, co-rédacteur en chef du journal, m'a proposé de créer ma propre série. J'ai dit oui, sans réfléchir... (lui non plus, d'ailleurs).
C'est alors que vous lancez Norbert et Kari, publié dans Pilote jusqu'en 1969...
CG : Exact.
1969... date de sortie de votre premier album : Martin Milan, chez Le Lombard (maison concurrente...).
CG : Je ne me souviens pas de la date de sortie de mon premier album au Lombard. Mais je me souviens très bien de la tête de Goscinny quand il l'a vu. Il m'a demandé de venir le voir dans son bureau qui, à cette époque, était très exigu. Il y avait, dedans, le bureau (meuble) proprement dit, dont le plateau était toujours nu, et une petite armoire métallique à deux portes sur le mur d'en face. Je me suis rendu à son rendez-vous et je me suis assis devant son bureau. Il a été jusqu'à son armoire métallique, l'a ouverte, en a sorti mon album, l'a posé sur son bureau bien, s'est rassis et a pointé son index sur mon malheureux album tout seul au centre de son plateau vide. Puis, en me fixant droit dans les yeux (index pointé) m'a demandé : « Qu'est-ce que c'est que ÇA? ».
Y’a-t-il une influence de Greg (Achille Talon) sur vos premières séries (Jacquot le mousse, Norbert et Kari, L'agent E-1000) ?
CG : Non. Pas la moindre. Par contre, lui et moi avions les mêmes influences, ce qui n'est pas la même chose.
Vous avez d'ailleurs écrit le scénario du dernier Achille Talon, en hommage à Greg disparu...?
CG : Pas le moins du monde. Vu que je suis intervenu de son vivant.
Pour être précis, Greg avait décidé de vendre sa série aux Editions Dargaud. Qui ont eu le bon goût de la lui acheter pour une somme rondelette.
Moyennant quoi, la maison s'est mis en tête de continuer à la produire, ce qui n'était pas une bête idée. Ils ont jeté leur dévolu sur un très excellent dessinateur, Widenlocher (super, Widen), et ont cherché un scénariste, puisque Greg avait raccroché.
Ils ont pensé à moi.
J'ai déclaré que je voulais bien m'y essayer, à condition que Greg soit d'accord. On m'a objecté que « Bé, pourquoi? » - ce n'était pas la peine de lui demander son avis, puisqu'il avait vendu sa série.
J'ai fait valoir que je connaissais Greg depuis longtemps, et que je n'étais pas disposé à mettre mes pieds dans ses pantoufles, sauf s'il était disposé à me les prêter, lui. Question de correction.
Le directeur de collection de l’époque a donc été obligé d'organiser un repas entre nous, auquel le directeur général est venu se joindre tardivement. Greg et moi, nous étions amis. Il était d'accord. J'ai écrit l'album.
Fort de l'assentiment du créateur, j'étais disposé à écrire le ou les suivants (c'était l'idée), mais le directeur de collection a pensé que, puisque j'avais réussi à le faire, il pourrait le faire aussi.
C'est donc lui qui a continué à rendre hommage (posthume) à Greg.
Vous avez aussi fait des gags de Modeste et Pompon pour Mitteï dans Tintin ; étiez-vous un grand fan de Franquin ?
CG : Je le suis toujours. Plus que jamais, en ces temps ô combien ... « mangahifiants ».
Dans l’album La vie d’Artiche, réalisé avec Pierre Le Guen pour Circus, vous vous mettez en scène. Vous commencez le récit en vous faisant dire : « Voilà ! Je voudrais raconter une histoire dont nous serions toi Le Guen et moi Godard les personnages principaux, et dans laquelle le vrai et le faux seraient intimement mêlés, afin qu’on ne sache jamais où s’arrête l’un et où commence l’autre ». Nous reconnaissons là une de vos caractéristiques qui est le mélange des genres ou le mélange des tonalités ; vous passez dans un même récit du sérieux à l’humour, du rire aux larmes, du vrai au faux ou au rêve, etc. Nous espérons d’ailleurs que vous ne mêlez pas trop de fausses informations dans cette interview ; cela ne serait pas très sérieux n’est-ce pas !?
CG : On est dans un domaine, celui de la bande dessinée. Si je ne m'abuse, ce n'est pas quelque chose de très... sérieux. Je veux dire, il n'y a pas mort d'homme. (Encore que ça se discute, les morts ne se comptent plus, professionnellement parlant).
Mais qui se préoccupe de donner de bonnes informations sur quoi que ce soit, de nos jours ? Au fait, à propos de l'affaire Clearstream, vous avez les bonnes informations, vous ? Et, dans ce cas, j'aimerais bien savoir qui a truqué les listings ?
Pierre Le Guen a dessiné dans Vaillant les séries Jacques Flash et Nasdine Hodja ; c’était un très bon dessinateur (avec un style réaliste et élégant). Est-ce à Vaillant que vous l’avez rencontré ?
CG : Absolument.
Comment vous est venue l’idée de faire une histoire ensemble ? Etait-ce l’envie de faire une BD « adulte », en 1979, chez un jeune éditeur dynamique et ouvert (à l’érotisme par exemple) ?
CG : On a été prendre un pot au bistrot du coin, et on s'est demandé ce qu'on pourrait bien faire ensemble.
L'un de nous deux, je ne me souviens plus lequel, a proposé un hold-up. L'autre un poker.
Finalement, on a fait une BD.
Cette histoire corrosive semble préfigurer quelque peu celle du Grand scandale réalisée plus tard ?
CG : Exact. C'est un domaine dans lequel j'aurais bien aimé continuer à m'exprimer, il y avait à faire.
Mais les éditeurs préfèrent raconter des histoires de types qui se collent au plafond en se prenant pour des araignées, et les lecteurs ne protestent pas, que je sache. C'est même le contraire.
2. Norbert et Kari
Vous avez repris, semble-t-il, la trame de Jacquot le Mousse dans l'album de Norbert et Kari : "Du rififi chez les otaries"... D'une manière générale, l'écriture de Goscinny semble vous avoir influencé (bandes dessinées "enfantines", humoristiques, mais s'adressant en fait à tous les publics avec différents niveaux de lecture, des jeux de mots, etc.) ?...
CG : La trame de Jacquot le mousse ? Première nouvelle.
Si vous aviez à lire mes scénars et que vous pouviez les comparer avec ceux de Goscinny, vous constateriez immédiatement qu'il n'y a aucun rapport.
Il se trouve que, moi, j'ai pu faire la comparaison. Et pour cause. Goscinny avait le génie de la simplification. Ses scénarii étaient d'une simplicité saisissante. Il indiquait le minimum et vous laissait vous débrouiller. Il m'a confié un jour que, pendant le week-end, il avait trouvé le temps d'écrire vingt pages de bande dessinée.
Presque la moitié d'un album. Moi, il me faut deux mois. Y a un bug quelque part. Quelqu'un a tort. Ça m'étonnerait que ce soit lui.
A l'évidence, Norbert vous ressemble (?), au moins physiquement...
CG : On me l'a dit souvent. Je ne me suis aperçu de rien. C'est un phénomène qui me laisse pantois. Quand j'ai connu Greg, par exemple, c'était un grand jeune homme mince avec une fine moustache, et il m'a immédiatement fait penser à Clark Gable. Ça ne l'a pas empêché de créer son personnage ventripotent. Et, à la fin de sa vie, il lui ressemblait comme deux gouttes d'eau.
Vous y êtes-vous projeté plus que dans les autres personnages ?
CG : Non. Pas plus. Pas moins non plus.
Quelle place a Kari pour vous ? Il est plus intellectuel... Est-il le faire valoir de Norbert ?
CG : Disons, son contrepoint.
Norbert est un peu "peureux" par rapport à la vie (adulte)... C'est pour cela qu'il s'est réfugié -?- sur un petit atoll paradisiaque (en vase clos) de Polynésie ?...
CG : Norbert et Kari sont nés en 1964. Lorsque l'histoire commence, Norbert est coincé dans un embouteillage monstre. Il craque, sort de sa voiture, l'abandonne sur place et prend la fuite.
Il rejoint la Polynésie, non par peur, mais par ras-le-bol. Cette idée était dans l'air. Quatre ans plus tard, on faisait des barricades dans les rues, et on entamait une douce manie qui s'est perpétuée jusqu'à aujourd'hui : brûler des voitures.
Son jeune compagnon (Kari) est un jeune garçon d'ailleurs... On reste dans le monde de l'enfance (?)... Un monde de l'enfance que vient perturber le monde des adultes... (militaires, affairistes, pollution des mers, gangsters, dictateurs, etc.).
CG : Il est plein d'espoir. Il croit en la civilisation (héhé). C'est un sujet sur lequel on n'a fait aucun progrès. Enfin, je trouve. D'ailleurs, je suis contre le maïs transgénique.
Pourra-t-on lire un jour les nombreux inédits de Norbert et Kari, publiés dans Pilote ?
En effet, j'avais contacté le site BDOubliees qui fait un travail formidable pour le patrimoine de la BD pour suggérer une édition limitée de ces inédits mais il m'a été répondu que vous souhaitiez l'éditer vous-même via votre site (et probablement sous format électronique plutôt que papier). Qu'en est-il ?
CG : On vous a bien renseigné. Tôt ou tard, en effet, je voudrais bien pouvoir me consacrer à cette réédition.
Et à quelques travaux du même tonneau.
3. Martin Milan
Vous créez la série Martin Milan dans le journal Tintin en 1968 ? Quelle est l’idée de départ de ce formidable personnage ?
CG : L'idée de départ de ce personnage est justement l'idée de départ. C'est un personnage qui a une idée de départ, et c'est devenu mon idée de départ. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre... (Il passe son temps à partir).
Comment la série a-t-elle été perçue à l’époque de sa sortie ? Car il faut bien dire que le personnage, les histoires, la tonalité, le graphisme, les différents niveaux de lectures, sont assez complexes, voire décalés, pour un lectorat ciblé jeune (Je me souviens de courriers très hostiles de lecteurs qui ne comprenaient rien à la série Rork d’Andréas par exemple...).
CG : Au début, c'était un personnage humo assez classique. Et puis, il a pris de l'épaisseur sans me demander mon avis.
En fait, très naturellement à cette époque, j'ai été tenté de développer des idées un peu plus pertinentes, incarnées. C'est une pente dangereuse. Je me souviens de l'éditeur, enfin du fils de l'éditeur, qui m'avait invité à déjeuner pour me donner des conseils, et qui ne comprenait pas du tout pourquoi je le faisais évoluer dans ce sens. Qui me disait « Mais il était parfait au début !».
Il avait en partie raison. Le public du Journal de Tintin n'était plus tout à fait le sien, du coup. Il n'empêche que s'il avait en partie raison, il avait en partie tort également. Sinon vous ne m'en parleriez pas aujourd'hui.
Martin Milan, comme Norbert, fuit la civilisation... Il est un peu écolo : il n'aime pas les chasseurs, les militaires, les matraques, les dictateurs... Les seuls êtres humains qui trouvent vraiment grâce à leurs yeux (à Martin Milan et Norbert) sont les enfants avec leur innocence... C'est également votre point de vue ?
CG : Je me sens en phase avec les enfants, en effet. Ils sont transparents. Ça ne veut pas dire qu'ils soient innocents. La transparence est un état qui se perd assez vite, en grandissant. Ensuite, vous êtes condamné à vivre avec des énigmes sur pattes. Ecoutez un homme politique. Il pourra parler des heures sans que vous sachiez jamais ce qu'il pense « vraiment ». D'ailleurs tout son discours est destiné à vous empêcher de le savoir. Je n'ai jamais rencontré un enfant qui cherche à me convaincre de voter pour lui. Par contre, je reconnais que les hommes politiques ont ceci en commun avec l'enfance qu'ils passent leur temps à répéter : « ce n'est pas moi, c'est lui !».
Est-ce que j'ai épuisé le sujet ?
Martin Milan manie l'humour noir ; il a une vision assez –très ?- pessimiste de l'Homme... Vous avez été envoyé en Algérie en tant qu'appelé durant la Guerre d'Algérie... Si vous aviez encore des illusions sur l'Homme, vous les avez perdues à ce moment-là ?
CG : Joker.
Dans certains albums, une certaine spiritualité affleure, l'existence d'un au-delà ("L'ange et le surdoué", la peur d'un vieil homme devant la mort dans "Mille ans pour une agonie", etc.)... Y croyez-vous ?
CG : Je pense que l'homme n'a pas les moyens de comprendre l'essence des choses. Pour ça, il se sert des mathématiques.
Il trouve le boson.
Ce qui n'avance à rien, sur le plan de la compréhension.
La plupart des hommes sur cette Terre ne savent pas lacer convenablement leurs chaussures, quand ils en ont. C'est dire...
A-t-il toujours eu un ange gardien à ses côtés (cf. "L'ange et le surdoué") ?
CG : Je le souhaite.
Après avoir été éditée chez Le Lombard, Le Vaisseau d'Argent, Dargaud, la série Martin Milan n'est plus éditée actuellement... Certains tomes sont assez difficiles à trouver aujourd’hui sur le marché. De même, les histoires courtes sont aujourd’hui introuvables. Une intégrale serait-elle envisageable comme pour Le Vagabond des Limbes par exemple ?
CG : Le système du monde de l'édition dans lequel nous sommes actuellement plongés consiste à prendre les dessinateurs comme des Kleenex, dans lesquels on se mouche, et à les jeter dans le caniveau illico sous le prétexte que la boîte (de mouchoirs en papier) est encore pleine. D'où votre question... La BD est un produit de grande consommation. Les libraires ne savent plus où caser les nouveautés au rythme où elles leur arrivent sur les pieds.
Une intégrale pourrait être envisagée en effet. Attention les pieds.
4. Avec Ribera
Julio Ribera est votre dessinateur fétiche ; vous avez fait le plus grand nombre d'albums avec lui je crois (Le Vagabond des Limbes, Le Grand Manque, Le Grand Scandale, Chroniques de la Vallée des Ghlomes, Le Fils de l'Orfèvre, etc...). Pouvez-vous nous en parler ? Comment l'avez-vous rencontré ?
CG : A Pilote, à l'époque du Pilote-Actualités.
Julio Ribera m’a annoncé lors d’un festival de BD que Dargaud ne désirait pas éditer la suite du Vagabond des Limbes...
CG : Exact.
...alors que vous aviez déjà tous deux mis en chantier la production du prochain album.
CG : Exact. Nous en sommes à la planche 25, peut-être même au-delà.
Où en sont vos relations à ce sujet avec Dargaud ?
CG : Ils ont trente-et-un albums du Vagabond. Ils considèrent sans doute que publier le trente-deuxième consisterait à sombrer dans la monomanie totale.
Julio Ribera évoquait une possible reprise de la série par un autre éditeur, et avait même parlé de Bamboo avec qui il a lui-même de très bonnes relations…
CG : Moi aussi j’ai de très bonnes relations avec Bamboo (Les Postiers).
Dans l’hypothèse (espérée) où la publication du Vagabond des Limbes reprendrait prochainement, comment en voyez-vous l’avenir ?
CG : Si je voyais l'avenir je ferais payer mes services très cher.
Vous êtes-vous fixé un nombre de tomes maximal ? Avez-vous une fin définitive en tête ? À l’origine de la série, aviez-vous prévu une fin (la quête initiale de Chimeer le laisserait supposer…) ? Si oui qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
CG : Lorsque nous avons commencé à travailler sur le Vagabond des Limbes, Julio et moi, il n'était pas anormal d'imaginer une série qui puisse se poursuivre jusqu'à la fin des temps. C'est-à-dire tant que les lecteurs se trouveraient au rendez-vous. Toutes les séries étaient conçues de cette manière, à l'époque. Aujourd'hui, cela paraît insensé. Entre-temps, les libraires (encore eux !) sont devenus tellement sollicités qu'ils ne trouvent plus la place de réapprovisionner leurs bacs sur les séries longues. Exit les séries longues. Que des séries courtes. Désormais, quand on envisage un projet, il faut s'attendre à ce que l'éditeur, avant même d'avoir lu les trois premières lignes, vous dise : « En combien d'albums ? Un album(s) ? Comment ça, deux ? Vous avez dit trois ? Espèce de malpoli ! ». Non, non, je n'exagère pas.
Le Vagabond des Limbes est au carrefour de plusieurs genres : la SF, l’aventure et l’humour, le tout saupoudré de poésie et d’amour. Vous y abordez toutes sortes de thèmes, des plus graves aux plus futiles, en passant par la philosophie ou la satire du monde moderne. De fait la série peut passer pour décousue, inégale, voire fourre-tout. N’est-elle pas au contraire votre série ultime, celle où vous pouvez tout vous permettre ?
CG : Le Vagabond est une série que j'ai eu la chance de développer longuement. J'en suis vraiment très heureux. Je me suis beaucoup amusé. Julio, moins !
Pour finir, une question me taraude depuis toujours… : qui préférer, Musky ou Muskie ?!
CG : Un lecteur, un jour, lors d'une séance de dédicaces, m'a demandé des nouvelles de Mouscaille. Je préfère ne pas répondre à cette question.
Dans l’éventualité d’un changement d’éditeur pour le Vagabond des Limbes, Julio Ribera m’a confié également qu’il espérait trouver une solution pour relancer et terminer la série interrompue (chez Dargaud) Le Grand Scandale ? Est-ce envisageable ? D’actualité ?
CG : Non. Mais cela peut l'être demain. C'est le propre de l'actualité, ça change tous les jours. C'est même un peu fatigant.
Dans votre excellente série Le Grand Scandale dont le héros est un dessinateur de comic-strips, de nombreux personnages (parfois peu recommandables) sont affublés de noms d’auteurs et d’éditors américains de comics. Comment avez-vous choisi ses homonymies ? Ces clins d’œil avaient-ils un sens particulier ?
CG : Non, aucun sous-entendu caché là-dessous. Autant que je me souvienne (?).
Dans cette même série le dessinateur de BD, Al Jackson, fait éclater au travers son art (la BD donc) un scandale énorme, dénonçant un complot raciste visant à éradiquer les Noirs... Est-ce finalement votre propre démarche (dénoncer les scandales) dans votre série Oki par exemple ? Quelle influence peut avoir la BD ?
CG : J'ai toujours été effaré par l'influence qu'on peut avoir sur un lecteur, quand il se trouve qu'on s'exprime sur un sujet dans lequel il retrouve ses propres préoccupations. C'est le tribut à payer, si on veut s'exprimer sur autre chose que des histoires de types qui se collent au plafond...
J'ai toujours pensé que la BD n'était pas l'endroit pour faire entendre une voix, pour faire œuvre de sincérité ou d'indignation. Qu'il y a des lieux idoines pour ça, qu'on ne fait pas n'importe quoi n'importe où, sous peine de recevoir une contravention pour avoir laissé traîner ses petites crottes intellectuelles sur la voie publique.
Mais, des fois, ça vous échappe.
Maintenant, pour ce qui est de dénoncer des scandales, autant dénoncer ça qu'autre chose.
Du coup, vous ne craignez pas des représailles comme ce pauvre Al Jackson ?
CG : Maintenant que vous m'y faites penser, je commence à comprendre...
Toujours à propos de Julio Ribera, il a sorti une autobiographie en trois tomes chez Bamboo. L’expérience vous tenterait-elle vous-même ?
CG : Julio n'acceptera jamais de faire ma biographie, hélas. Dommage.
Avec Julio Ribera l’ami de toujours, en-dehors d’un éventuel 32ème tome du Vagabond des Limbes, avez-vous d’autres projets en cours ?
CG : Oui. J'ai par exemple proposé un projet chez un éditeur (que nous appellerons Machin), à partir d'un point de départ qui me paraissait in-con-tour-na-ble, sur lequel j'avais très longuement travaillé, au point d'écrire le roman (200 pages) de la série qui était encore à venir. C'est dire si j'étais inspiré. J'aurais pu en écrire le double, mais je me suis retenu, par correction. Le directeur de collection a mis un an pour le lire. Ce n'est pas un exemple à suivre pour un auteur, et si l'un d'eux me lit, voici le conseil que je lui donne : ne pas dépasser une moitié de page. C'est déjà long, et à la fin de la dernière ligne, vous prenez le risque qu'on ait oublié la première. (Refusé, le projet. Bien fait). Et puis, si on met un an pour lire votre moitié de page, au moins, vous n'aurez pas l'air d'un con.
Le Grand Manque est une série d’anticipation tout à fait originale. Elle se termine en deux tomes, mais on sent que dans le second tome la narration s’accélère jusqu’à la conclusion. Aviez-vous prévu une série plus longue au départ ?
CG : Oui, j'avais prévu un troisième tome.
Dans le tome "L’Alchimiste Suprême" de la série Le Vagabond des Limbes, vous mettez en scène ni plus ni moins que le Créateur lui-même, et d’une bien originale façon… Alors pour vous, Dieu est-il mort ? Ou en vacances prolongées ?
CG : Il ne me tient pas au courant de ses déplacements. Et, sur ce chapitre (les déplacements), il a de quoi faire, la place ne manque pas. Dieu n'est pas un sujet de préoccupations personnelles. On m'a raconté qu'il avait des élus, et que les autres pouvaient aller se faire cuire. Vous savez où. Ce qui me préoccupe, c'est que, s'il n'existe pas, je me demande qui va se dévouer pour m'annoncer la mauvaise nouvelle, après.
Vous avez réalisé avec Ribera le premier tome de Je suis un monstre, chez Glénat... 2 enfants décalés qui ont des pouvoirs (de télépathie et de télékinésie) sont plus ou moins abandonnés, dans le contexte de l'occupation allemande en France durant la 2ème guerre mondiale ; on y cache et aide des clandestins à passer la frontière via des catacombes sous la montagne. Dans ce décor et entourés de personnages intrigants (l'oncle qui est très inquiétant, son serviteur agressif, et une sorte de grand benêt), nos deux enfants semblent soudainement s'enfoncer littéralement en enfer... fin du premier tome ! Quid de la suite ?!
CG : Il faut vous faire une raison, vous aussi. La bande dessinée, comme le reste, est tributaire de la société dans laquelle on baigne et qui s'appelle le libéralisme, ou, si vous préférez, les dures lois du marché. Un album de bande dessinée, qui, soit dit entre nous, demande souvent un an de travail, une fois réalisé, doit, tout comme une vulgaire boîte de raviolis ou une escalope de veau élevé en batterie, trouver des acheteurs. Si les acheteurs ne sont pas au rendez-vous, c'est comme dans le paragraphe précédent, vous ne faites pas partie des zélus. Et vous pouvez accrocher vos instruments de travail dans le placard, avec les balayettes. Les lecteurs viennent souvent trouver les auteurs en séances de dédicaces pour leur dire « Qu'est-ce que vous foutez, espèce de feignasse, et la suite, bordel ? j'attends, moi ! ». Sans se rendre compte qu'ils sont responsables, collectivement.
Je reconnais que la plupart du temps leur langage est plus fleuri. Mais bon, c'est la ligne générale.
5. Avec Clavé
Avec Florenci Clavé - grand dessinateur espagnol qui a travaillé également avec Guy Vidal - vous avez réalisé 6 ou 7 albums, à commencer par : La bande à Bonnot chez Glénat. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
CG : Cela a été une collaboration idyllique. Clavé était un dessinateur d'une habileté exceptionnelle, et son style approchait, selon moi, de la perfection. Aucun descriptif ne semblait le rebuter et il respectait absolument le travail de son coéquipier. En plus, c'était un homme délicieux, modeste, que je respectais beaucoup et qui est parti beaucoup trop tôt.
Je le regrette énormément. Quand il venait à l'atelier, on tombait dans les bras l'un de l'autre. Il n'y a pas de justice.
En plus, je n'ai même pas eu le temps de lui emprunter de l'argent.
Dans Les Dossiers de l'Archange chez Glénat toujours, il y a plusieurs niveaux de lecture : la réalité matérielle à laquelle se confronte le personnage, le livre qu'il lit et dans lequel les événements futurs de sa vie sont racontés (!), enfin l'histoire racontée au passé à travers les souvenirs qu'a notre "héros" (ou anti-héros ?) sur un lit d'hôpital et dans le coma... Tout cela n'étant peut-être même que son imagination... La narration est donc assez complexe et captivante... Il y a également une interrogation quelque peu "métaphysique" avec la présence de l'Archange, de l'auteur du livre dans lequel le destin du personnage est écrit...
CG : Va pour la métaphysique. Peut-être bien, finalement. J'ai souvent été interpellé, métaphysiquement parlant, par la prédestination. Ou plus exactement par la difficulté qu'il y a pour chacun de nous à échapper à son destin. Je ne crois pas avoir fait une découverte étincelante en prenant en compte combien il était difficile de faire, par exemple, un score intéressant au cent mètres, quand on a un pied bot. Ou un bec de lièvre pour un homme politique qui veut convaincre son auditoire de l'élire au poste de la magistrature suprême. Il est vrai qu'il est plus facile de se faire élire président de la république quand un a un pied bot. Ou deux. Suivez mon regard…
D'où l'importance des gènes, que l'on appelle plus communément « prédestination ». Et tout ça...
Après le décès de Clavé, votre série commune Le Bras du Démon n’a pas connu de fin. N’avez-vous jamais songé à vous associer à un autre dessinateur pour terminer la série ?
CG : De nombreux lecteurs m'y ont poussé. Ça m'aurait intéressé. Il faudrait qu'un éditeur ait la même idée.
6. Autres séries
Chronologiquement, je ne sais pas où se situent : Les Missions de l'agent E-1000 et Le Narcisse d'argent que vous réalisez en tant qu'auteur complet chez Glénat.
CG : Le Narcisse d'argent est la première, toute première histoire longue que j'ai faite à mes tout débuts. Glénat l'a reprise pour en faire, plus tard, un must. Une curiosité. Une bizarrerie. Les Mission de l'Agent É-1000 ont été réalisées au début de Pilote.
Dans La Jungle en folie, comme dans Pogo de Walt Kelly (y’a-t-il une influence de cette célèbre bande dessinée antérieure à la vôtre ??),
CG : Non.
Il s'agit d'un univers animalier - anthropomorphique - très satirique (dans "Le monstre du Loque-Néness" par exemple, vous stigmatisez les promoteurs immobilier sans scrupules, la corruption, etc. ; dans "Le fantôme du Bengali", vous décrivez le système économique spéculatif ; etc...). Avec un tigre végétarien, un crocodile poète, ... A la même époque (dans les années 70), il y avait également la série Rififi dans le journal de Tintin qui ressemblait un peu à ça... J'aime beaucoup ces séries ; c'est très mignon, frais, et intelligent. Pouvez-vous nous parler de la création de La Jungle en folie ?
CG : Impossible.
Mic Delinx, qui était avec moi le co-auteur de la série, nous a quittés.
Je suis actuellement en procès avec les ayants droit Houdelinckx, ses filles, pour avoir continué seul la série, comme mon contrat m'y autorisait, et elles m'accusent de « contrefaçon ».
Quelles que soient mes déclarations, du genre « j'ai beaucoup aimé travailler avec Mic Delinx », elles risquent de se retourner contre moi.
A propos de héros, dans votre album avec Derib aux dessins : L'homme qui croyait à la Californie chez Le Lombard (histoires parues dans Tintin), vous faites un éloge de vrais héros (de l'Ouest) tels que John Colter dans votre préface : "De la race des héros" (pour les bédéphiles avertis, je signale au passage que l'exploit de John Colter que vous racontez dans la préface est raconté également en BD dans le 3ème ou 4ème épisode du Petit Format : La Route de l'Ouest ! Cela a peut-être été raconté encore ailleurs en BD également ?), des hommes courageux, forts, déterminés, rêvant d'espace et d'aventures...
CG : ...Et qui, malgré leur force et leur détermination, finissent par comprendre que, pour naviguer contre le vent, il vaut mieux faire un détour, et passer un coup de téléphone à sa femme pour annoncer qu'on rentrera en retard.
Dans ces histoires courtes liées aux hommes de la conquête de l'Ouest, vous avez servi l'univers de Derib (westerns) mais en y apportant votre propre émotion. Comment est née cette idée de collaboration entre vous deux ?
CG : Très simplement. Derib est un homme simple et direct. Moi aussi. On a dû se dire un truc du genre : « on essaie ?... On essaie !».
Comment L'Homme qui croyait à la Californie a-t-elle été accueillie par les lecteurs du journal ? Il y avait aussi les fameux référendums du journal...
CG : Bien. On me parle souvent de cet album.
(L'interview étant trop longue pour tenir en un seul article, vous pouvez lire la suite dans l'article 208...)