C’est peu de dire que j’aime jouer au billard. Mes premières parties remontent au lycée Lavoisier, à Mulhouse. Il y avait un café juste à côté, dans lequel on se réfugiait à la moindre occasion et où l’on pouvait jouer au 8-Pool. Pendant mon BTS à Nancy, il y avait un américain au foyer de la Cité U. Idem à l’ENTE de Valenciennes ensuite. J’y passais beaucoup, beaucoup de temps…
Et puis, quand j’ai pris mon premier poste en bureau d’études à Mulhouse, j’ai rencontré Paul, qui allait devenir rapidement bien plus qu’un simple collègue. Partenaire de badminton entre midi et deux, dessinateur hors-paire, ami. Et comparse de billard. Très vite, nous avons installé un rendez-vous hebdomadaire : chaque vendredi soir, nous finissions notre semaine (ou démarrions notre week-end, question de point de vue) au billard.
Il y avait un billard club rue d’Illzach, dont j’ai malheureusement oublié le nom. C’était une salle à l’ancienne, lumières tamisées, boiseries et moquettes partout, très belle, dans son jus, tenue par un vieil italien grisonnant à l’accent chantant et au sourire de parrain de la mafia ! Petit, en éternel bras de chemise, manches retroussées, un personnage de film de gangsters en noir et blanc. Il y avait rue d’Illzach une ambiance feutrée, un parfum rétro sur fond de musique italienne en sourdine, qui conféraient à cette salle un charme d’un autre temps qui a totalement disparu du paysage aujourd’hui, et qu’avec le recul je suis très heureux d’avoir pu connaître.
Mais notre lieu privilégié, notre véritable camp de base, c’était le Holiday Club, rue de l’Ours à Mulhouse. Une salle gigantesque dédiée au billard, au style plus moderne mais définitivement cosy, classe et sobre à la fois. Vous pouviez y trouver de tout : des petits 8-Pools, des américains, du français et évidemment, roi des rois, du snooker. Ce dernier d’ailleurs, nous intimidait au départ. Ne serait-ce que par sa taille, le snooker impressionne ! L’américain faisait très bien notre affaire, et ce n’est qu’au bout de quelques mois, encouragés par le patron de la salle, qu’on a osé s’y frotter. Mais une fois qu’on s’y est mis, plus question d’en revenir. Paul et moi étions pris corps et âmes par les attraits de ce jeu si particulier. À la base, le billard est un jeu de précision, Captain Obvious n’aurait pas mieux dit ! Mais avec le snooker, on passe un cap, on accède à un stade supérieur.
Ce jeu est impitoyable. Il demande une précision diabolique, mais aussi une concentration de tout instant, une vision globale du jeu, de l’anticipation, de la stratégie, du self-control, du calme, une certaine dose de confiance, de la méthode et un brin de cette science si volatile qu’est l’art de la prise de risque à bon escient… Et pour parfaire le tout, il y a aussi la dimension physique qui n’est absolument pas à négliger : outre la dextérité indispensable au jeu, il faut parvenir à une parfaite coordination des mouvements (dévier d’un millimètre dans son geste peut s’avérer, pardon : s’avérera à coup sûr, fatal), et jouer longtemps, tenir la position, est très usant aussi bien musculairement que pour les articulations. Ça peut prêter à sourire dit comme ça, et pourtant c’est tout sauf une blague : le snooker demande une bonne condition physique générale.
Impitoyable donc, mais diablement addictif, le snooker nous avait pris dans ses filets. De temps en temps, on se refaisait quelques parties du jeu de la 9 sur un américain, mais le véritable objet de notre amour du billard, était devenu le snooker.
Pendant des années, on y a joué avec une régularité sans faille. Et sans vouloir me vanter, on était même devenu pas trop mauvais. Oh, bien sûr, pas du niveau de certains habitués de la salle qui participaient à diverses compétitions officielles (en tête desquels, le patron himself), mais suffisamment dégourdis pour ne pas avoir honte en jouant à quelques tables de celles des ténors… et cela suffisait amplement à notre bonheur.
Avec le temps cependant, et le fait que je ne travaillais plus sur Mulhouse aidant, nos rendez-vous autour d’une table de billard se sont espacés de plus en plus. Pas faute d’intérêt ni d’envie, mais juste par contraintes personnelles et circonstances de la vie. Notre niveau en a évidemment pâti, mais notre joie à chaque retour en salle n’en a pas été altérée, au contraire même. Le plaisir de s’y retrouver était inversement proportionnel à la fréquence de nos visites.
Pendant presque 23 ans, nos soirées billard ont émaillé de petits bonheurs ponctuels et rythmé nos vies, de loin en loin. Jusqu’au vendredi 13 mars 2020, notre ultime virée au Holiday Club, j’en ai déjà parlé ici dans mon billet consacré à Paul.
Après cette soirée qu’on ne savait pas être la dernière du genre, il y eut le Covid, le confinement et tous ses petits désagréments associés. Et un an plus tard, Paul s’en allait sans prévenir, me laissant orphelin de mon ami et comparse de jeu. Après cela, je ne me sentais plus le courage de retourner jouer sans lui. Pas le cœur, pas l’envie. Sans lui, c’était trop dur. Ce n’est que fin 2023 que l’envie s’est fait ressentir à nouveau. Mais une envie accompagnée d’une angoisse sourde qui ne dit pas son nom. Ce désir d’y retourner, mêlé d’une peur indicible de ne plus parvenir à profiter du moment seul. C’est là que j’ai appris une chose que j’ignorais jusqu’alors : le Holiday Club n’avait jamais rouvert ses portes. Il avait succombé au Covid. J’en ai été infiniment triste. Apprendre qu’un lieu qui nous avait été si cher, théâtre de tant de bons moments partagés, m’était à tout jamais devenu inaccessible, ça m’a fait quelque chose. Symboliquement, ça a été violent, et dur à accepter. Mulhouse avait perdu sa dernière salle de billard, et quelle salle ! Un temple du tapis vert, une institution.
Alors, la mort dans l’âme, j’ai cherché où jouer dans les alentours, et finalement j’ai trouvé une salle, certes plus modeste, mais qui ferait possiblement l’affaire à Colmar. Le 147. Ce n’est que vendredi dernier que j’ai pris mon courage à deux mains et ai décidé de m’y aventurer, pour voir…
La salle du club 147 est plutôt grande sans être gigantesque, un peu planquée alors qu’on n’est pas loin du tout du Centre-Ville de Colmar. Première déception cependant, quand en discutant avec le patron, il m’a appris s’être séparé il y a peu de ses américains. J’aurais justement aimé reprendre par ça, comme à nos débuts avec Paul, refaire quelques parties de 9. Mais plus possible là-bas. J’avais donc le choix entre du 8-Pool classique et du snooker. Après tout ce temps sans approcher une queue de billard, je n’ai pas osé reprendre directement par le snooker, j’ai donc opté pour le 8-Pool, bien que j’apprécie modérément ces petites tables.
Première casse, ça commence mal : j’éjecte de la table la blanche après choc. Bon, va falloir reprendre depuis les bases. La position, verrouiller les hanches, l’épaule, coulisser sur un plan vertical au niveau du coude, respirer lentement, se concentrer, bien analyser les angles et les distances, jouer en douceur, pas en bourrin.
Il m’a fallu deux ou trois parties un peu laborieuses avant de trouver mes repères, mais tout à coup, tout est revenu d’un bloc. J’étais à nouveau « chez moi ». Les coups sont revenus naturellement, les positions, les angles à choisir, les enchaînements à privilégier, tout est devenu fluide. Je « voyais » le jeu comme avant, je « sentais » les coups. J’ai joué sans m’arrêter, à un rythme effréné, vite, de plus en plus vite, de plus en plus sûr de moi. J’ai voltigé autour de ma table, empochant bille sur bille. Coups directs et simples d’abord. Puis plus en finesse. Puis en force. Les coups indirects, les bandes, les effets sur la blanche. Pendant 4 heures, sans la moindre pause. J’étais en nage. Mais tellement bien. Passé minuit, je me suis forcé à stopper. J’ai regagné ma voiture. En y entrant j’ai deviné que j’allais payer cher ma séance de billard, le dos, les épaules, le bassin commençaient déjà à hurler leur mécontentement (j’en ai eu confirmation dès le lendemain au réveil, même mes doigts de la main gauche, qui me sert de reposoir pour l'extrémité de la queue, me faisaient mal). Je suis rentré chez moi. Je venais de passer un bon moment, j’avais renoué avec des sensations oubliées depuis trop longtemps.
La voix de Johnny Cash a retenti dans l’autoradio.
Les larmes sont montées.
J’ai pensé à Paul.
Il avait été à mes côtés pendant toute la soirée.
Une bonne soirée.