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Avant de lire les notes que je fais sur les films que je vois et les bd que je lis, sachez que dans mes commentaires il m'arrive parfois de dévoiler les histoires et les intrigues. Ceci dit pour les comics, je n'en parle que quelques mois après leur publication, ce qui laisse le temps de les lire avant de lire mes chroniques.
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30 octobre 2023 1 30 /10 /octobre /2023 14:23

J’aimerais simplement que cela s’arrête.

Cette solitude. Cette tristesse. Ce grand vide. Ce froid qui ne me laisse aucun répit…

J’en ai eu plus que ma part et j’en ai assez. Vraiment.

 

Est-ce le prix à payer pour avoir eu une belle vie ? Ou dois-je payer pour un péché que j’ignore ? À la mesure de la punition, il a dû être immense. Je ne vois pourtant pas ce que j’ai pu faire pour mériter cela. Je crois simplement que c’est la vie qui est injuste, comme le disait mon père. Ou bien était-ce maman qui disait ça ? Je ne suis plus sûre. Je confonds tout. Mes souvenirs se mélangent parfois, ils sont pourtant bien vivaces dans ma mémoire. Ils sont mes derniers compagnons. Grâce à eux, je revois des couleurs flamboyantes, j’entends à nouveau des rires et des chants. J’oublie l’ennui, je survole le temps qui passe alors que moi je reste là, figée. Je leur pardonne de parfois s’embrouiller dans mon esprit.

 

À mes enfants non plus je n’en veux pas. Ils ne pouvaient plus s’occuper de moi. Perdre son autonomie, c’est peser sur les autres. En perdant la possibilité de marcher, j’ai perdu ma liberté de mouvement, et j’aurais trop entravé la leur si j’étais restée.

 

Je m’en veux à moi, eux n’y sont pour rien. Et depuis quand ne peut-on plus aller aux toilettes seule ? Dans cet endroit que je connaissais à peine, qui n’était pas chez moi, dont je n’avais pas l’habitude... Seule j’y ai été quand même. Et seule, je suis tombée. Évidemment.

Quelle gourde j’ai été.

Col du fémur cassé. Fracture du poignet. Des bleus sur tout le côté. Je ne suis pas tombée de haut pourtant, moi qui me suis ratatinée avec les années. Mais cela a suffi.

 

Anesthésie, opération. Les docteurs craignaient que je ne me réveille pas. Si seulement ils avaient eu raison. Mais non. Mes os ont cassé, mais mon cœur n’a pas lâché. Il est décidément increvable. C’est à cause de lui que je suis encore ici. C’est sa faute si je me retrouve dans cet Ehpad. Un mouroir oui ! Entre ceux qui n’ont plus la force de vivre et celles qui ont juste oublié qu’elles vivent parce que leur esprit s’en est allé ailleurs, il n’y a que moi qui résiste encore et toujours, et qui pour mon plus grand malheur, ai conservé la faculté de m’en rendre compte. À chaque instant.

 

Je me maudis. Je maudis ce corps qui part en déliquescence et je maudis ce cœur qui refuse d’abdiquer. Combien de battements a-t-il donc encore en réserve, c’est insensé ! Ils me promettaient toujours tous que je deviendrai centenaire, j’espère qu’ils se trompaient. Je prie chaque jour pour que cette promesse ne se transforme pas en malédiction.

 

Quand on est jeune, quand on est vif, quand on pense au lendemain, le temps file si vite. Mais quand la vieillesse vous cloue dans un lit, le temps ne s’écoule plus. Il se distend, il se fait torture. Chaque minute devient une heure. Chaque jour paraît des semaines. Mon présent est un carcan, une prison immobile. Et mon futur n’est que l’éternel recommencement de mon présent. Alors je n’ai plus que le passé où réfugier mes pensées.

Là-bas au moins, elles s’y sentent bien. Dans le passé, je retrouve un peu de liberté. Et le mien est si vaste que j’ai le choix de mon lieu d’évasion.

 

Alors qu’ici et maintenant, je vis dans le brouillard et dans un silence ouaté permanent.

 

Je n’entends presque plus rien. J’ai beau tendre l’oreille. Quand on me parle, la plupart du temps je ne m’en rends même pas compte. Parfois je perçois des sons, si mon interlocuteur élève la voix. Je demande pardon, je fais répéter. J’entends d’autres sons, à peine plus fort, mais je ne saisis toujours pas. Je finis par répondre au hasard, souvent je dis juste oui sans comprendre, je n’aime pas contrarier les gens. Mais je ne peux plus tenir de conversation. Alors je me tais, me contente d’un soupir, j’essaie de sourire malgré tout quand j’en ai la force. Je sais bien qu’ainsi, je participe à l’édifice du mur de silence qui se construit autour de moi et m’isole du monde, mais quel autre choix ai-je ?

 

Quant à mes yeux, eux non plus ne me servent plus à grand-chose. J’aurais peut-être dû accepter cette opération de la cataracte il y a quelques années, j’y verrais un peu mieux aujourd’hui, va savoir. Mais pour le peu de temps qu’il me restait, avais-je pensé à l’époque, j’avais préféré m’éviter un embêtement inutile. Je dois bien avouer que ça me faisait un peu peur aussi. Quinze ans plus tard, je suis toujours là, mais mon monde s’enténèbre de plus en plus chaque jour. Je ne reconnais plus les gens. Parfois, je ne les vois même pas. Je mange à tâtons, sans savoir ce que j’avale. Même mon goût me fait faux bond, ou est-ce ce qu’on mange ici qui est insipide ?

J’aime pourtant regarder par la fenêtre. Les branches des arbres. Les oiseaux. Les voitures qui passent. Enfin, j’aimais. À présent, je devine à la clarté de la fenêtre le temps qu’il fait dehors. Le téléviseur de la chambre m’est devenu totalement inutile. Trop petit. Trop loin. Dommage, j’aimais bien aussi. Avant.

 

Alors il me reste mes pensées. Je m’y plonge en fermant les yeux. Ou en les gardant ouverts, ça ne change plus grand-chose de toute façon. J’y retrouve mes sœurs, mes frères. Mes parents. Mon mari. Mes amis. Tous partis avant moi, en me laissant le triste privilège de devenir l’unique doyenne. En me laissant seule surtout.

 

Je revois la guerre, les Allemands, mes frères partir en uniforme, un seul revenir. Je pense au chagrin de ma mère, à mon père qui s’est un peu plus enfermé dans le silence et la colère. Sa façon à lui de ne pas pleurer.

Maman. Je suis bien plus vieille qu’elle ne l’a jamais été, pourtant je me sens comme une enfant à chaque fois que je pense à elle. Quelle chance elle a eue de mourir chez elle. Je suis heureuse qu’elle n’ait pas connu le même sort que moi, elle qui avait si peur des hôpitaux et des docteurs, ce malheur au moins lui a été épargné.

 

Je me revois dans ma maison. J’y ai vécu soixante-treize ans. J’ai une vie entière de souvenirs là-bas. J’y ai laissé mes meubles quand je suis partie, mais les souvenirs, je les ai tous emportés avec moi. Au chaud, dans ma mémoire. Et dans mon cœur. Heureusement, ils m’ont suivi jusqu’ici aussi.

 

Le lavoir de quartier, la cuisinière à bois, avant qu’on ait l’eau courante et l’électricité. Et puis tout est arrivé à la chaîne : la voiture, les premières vacances avec les enfants à la mer, la télévision, la salle de bains. La première machine à laver, quelle révolution !

 

Les fêtes de famille, les mariages, les communions. Ça nous en a fait des joies, des rires, des bons moments. Des larmes aussi. C’est la vie. Mais c’était une belle vie. Pleine. Heureuse. En famille.

Tant de souvenirs. Que je chéris, qui m’habitent. Qui sont la dernière chose que je possède.

 

Certains jours j’ai l’impression d’y revoir. D’entendre à nouveau. Des gens viennent me visiter, me parlent. C’est agréable de les écouter, de croiser du monde. Alors je souris pour leur montrer que je suis heureuse de leur venue. Parfois ma fille me demande à qui je parle, elle n’a pas l’air de les voir. Mais ce n’est pas grave, je profite de leur présence tant qu’ils sont là. Car le reste du temps, je me sens si isolée, si abandonnée. Je sais que mes enfants ne m’ont pas abandonnée, ils viennent me voir tous les jours. Les autres pensionnaires aimeraient en dire autant. Je sais. Mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi : je me sens si seule malgré tout. Seule dans le brouillard. Seule dans le silence. Seule dans ma tête. Plus personne de ma génération pour parler du bon vieux temps. Il n’y a plus que moi pour me souvenir. Mon époux me manque. Mes sœurs me manquent. Je pense beaucoup à eux, j’aimerais tant les retrouver.

 

Je prie chaque jour pour avoir enfin cette chance. J’ai fait plus que mon temps ici. J’aimerais que ça s’arrête maintenant. Que je puisse enfin me reposer.

Mais mon cœur, lui, ne veut pas s’arrêter de battre.

 

Alors j’attends.

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20 juillet 2020 1 20 /07 /juillet /2020 07:01

"L’homme qui vivra 1000 ans est déjà né…"

Ça n’est pas moi qui le dis. Ça n’est pas non plus l’entrée en matière d’un de ces bouquins de Science-Fiction que j’affectionne tant.

Ce sont les mots de Laurent Alexandre, l’auteur de cet essai, La Mort de la Mort, dont je vais vous parler aujourd’hui, et sur lequel j’ai des tas de choses à dire. (Vous êtes prévenus, ça va être un poil long !! )

 

Laurent Alexandre, c’est un sacré client serais-je tenté de dire. Si vous ne le connaissez pas déjà, laissez-moi vous en faire une petite présentation rapide (et donc forcément partielle). Docteur en médecine, il est chirurgien urologue. En parallèle de ses études de médecine, il a également suivi une formation pour obtenir une Maîtrise en Administration des Affaires en HEC. Puis il a intégré l’ENA. Rien que ça. Premier enseignement : c’est pas la moitié d’un con.

Laurent Alexandre par Olivier Ezratty

Mais il ne s’est pas contenté d’aligner les études et diplômes prestigieux, le bonhomme est également plutôt doué en affaires, jugez plutôt : il a été l’un des deux cofondateurs du site médical le plus consulté en France, Doctissimo. Jackpot lors de sa revente en 2008. Il se lance alors dans une société de séquençage d’ADN (DNAVision) présentée aujourd’hui comme un des leaders européens en la matière. Écrivain et essayiste, il publie de nombreux ouvrages qui font parler d’eux et se classent régulièrement dans les très bonnes ventes. Depuis les années 2010, il connaît une forte présence médiatique, puisqu’outre sa participation à de nombreuses émissions télévisées et sa bonne maîtrise des réseaux sociaux qui lui permettent d’être très suivi aussi bien sur Twitter que sur Youtube, il signe également des chroniques très régulières pour L’Express, Le Monde, We Demain, FigaroVox, Valeurs actuelles, Causeur et depuis 2019 sur Europe 1.

 

La recette du succès ? Une grande capacité de vulgarisation scientifique, un ton vif et des prises de position fortes, et une science de la polémique consommée et assumée.

Car Laurent Alexandre ne s’exprime pas à demi-mots quand il a quelque chose à dire, et ne fait pas vraiment dans le politiquement consensuel, ce qui lui vaut d’ailleurs son lot d’opposants voire de détracteurs acharnés.

Doctissimo, un jackpot à la revente : 139 Millions d'euros...

Moi-même j’ai du mal avec certaines facettes du personnage : son affichage ponctuel avec des politiques d’extrême-droite (il a donné des cours à l’ISSEP, l’école de Marion Maréchal, et participé à la rentrée politique de Marine Le Pen en 2019), et de droite conservatrice (invité à la Convention de la droite par LR, essai co-écrit avec Jean-François Copé sur L’Intelligence Artificielle et ses conséquences sur la démocratie occidentale) a de quoi faire tiquer, bien que politiquement il se présente lui-même comme un opposant à ces courants (il se classe comme un libéral volontiers macroniste, avec un positionnement social de centre-gauche et économique ultra-libéral)(je me permets d’ajouter qu’il doit être un adepte du grand-écart facial !!). Indéniablement certaines de ses thèses et prises de position séduisent la droite et l’extrême-droite, pourtant les choses ne sont pas aussi simples et évidentes qu’on veut bien le croire. Si certaines idées de Laurent Alexandre ont du succès auprès des conservateurs, d’autres cependant vont totalement à contre-courant des principes de la droite « dure » : son engagement pour la PMA par exemple, et plus encore sa position favorable à la GPA.

Irritant, il sait l’être également quand il prend parti contre Greta Thunberg d’une manière assez violente (et pas très classe faut bien le dire), et son combat contre les collapsologues de tout poil fait qu’on le catégorise régulièrement parmi les climatosceptiques, alors que lui-même s’en défend.

 

Bref, Laurent Alexandre est tout sauf un type facile à résumer en quelques mots !

Laurent Alexandre et Jean-François Copé se sont penchés ensemble sur les effets possibles de l'IA sur la Démocratie.

Mais je trouvais important de le présenter un minimum avant de parler de son bouquin, histoire de vous donner (peut-être) certaines clés de lecture au passage. Personnellement, ce type me fascine pour plusieurs raisons : son intelligence manifeste, son discours direct et sa manière d’expliquer clairement son point de vue, sa puissance de raisonnement et sa science du positionnement « poil-à-gratter », qui sait argumenter et contre-argumenter. Pourtant sa collusion ponctuelle avec l’extrême-droite, certains avis tranchés que je ne partage pas du tout et une forme de rigidité très apathique qu’il peut avoir me font garder une certaine réserve autant qu’ils éveillent ma curiosité à son égard.

 

J’en arrive (enfin !) à son livre.

 

Dans La Mort de la Mort, l’auteur avance des idées fortes. Principalement celle-ci : selon lui, l’homme va connaître un accroissement phénoménal de sa longévité dans les décennies qui viennent. Il annonce aussi que la médecine va radicalement se transformer, grâce aux nouvelles technologies, à l’informatique, à la génétique, à l’intelligence artificielle, à la nanotechnologie. Que l’on va passer d’une médecine générale à une médecine individuelle, d’une médecine de soins à une médecine de prévention (voire de prévisions !). Il pronostique une telle avancée dans le domaine des sciences appliquées à la santé au cours du XXIème siècle, que selon lui l’homme va être capable bientôt de prolonger son existence bien au-delà des limites que lui impose actuellement la Nature.

 

En abordant cet aspect, il ne peut éviter de parler d’un sujet qui personnellement me passionne, celui du transhumanisme, et même un concept encore plus poussé, le post-humanisme. Le transhumanisme késaco ? C’est grossièrement un mouvement aussi bien intellectuel que culturel, qui prône l’usage de la technologie et des sciences pour améliorer la condition de l’être humain. Qu’il s’agisse de ses capacités physiques ou cognitives. Le post-humanisme va encore plus loin, puisque cette fois il s’agit d’élargir le concept de « condition humaine » et de « conscience » au-delà de l’unique espèce humaine, en l’ouvrant notamment aux machines, robots, intelligences artificielles, mais aussi aux clones et autres cyborgs.

On pourrait se croire en pleine SF, mais les avancées récentes, en matière d’IA notamment, sont telles que ces sujets deviennent de moins en moins théoriques et de plus en plus concrets.

Dans la série Westworld de HBO, on s'interroge beaucoup sur la place des IA : une machine consciente est-elle vivante ?

La manière d’aborder ce point qu’adopte Laurent Alexandre m’a véritablement paru pertinente et intéressante. A priori, le transhumanisme est un mot qui fait un peu peur, et il y a fort à parier que si l’on fait un sondage d’opinion du type « êtes-vous pour ou contre la sélection génétique ? » ou encore « êtes-vous pour ou contre l’amélioration des capacités physiques et mentales par des greffes robotiques, mécaniques ou électroniques ? » il y aurait une forte majorité de « contre ».

L’un des arguments classiques qu’on entend souvent à ce propos, c’est qu’il est amoral de choisir les caractéristiques de son enfant sur catalogue, et qu’il faut laisser faire la nature, le hasard. Dit comme ça, cela semble évident. Et pourtant…

Laurent Alexandre nous propose de modifier l’angle de notre point de vue, et de dégrossir notre réflexion générale en abordant des cas très concrets et très précis. Et on se rend compte que dès lors, la réponse n’est plus aussi évidente qu’elle n’y paraît au départ.

 

Exemple simple : la détection de la trisomie 21 au niveau embryonnaire. Dès lors qu’on décide de ne pas garder des embryons porteurs de cette malformation, on fait de la sélection génétique. Est-ce mal ? (j’aurais tendance à répondre non à cette question)

Dès lors qu’on accepte le principe en ce qui concerne la trisomie, qu’en serait-il si la science était capable à coup sûr de détecter des embryons porteurs de gènes qui mèneront à d’autres pathologies plus ou moins graves ? Serait-il mal de vouloir éviter à son enfant d’avoir une malformation cardiaque ? Un problème de reins ? Un cancer du côlon ? Une dyslexie ? Un bec de lièvre ? (j’utilise là sciemment des exemples totalement divers et farfelus pour lesquels il n’existerait pas forcément de détection possible à l’état embryonnaire, mais c’est dans le cadre de l’expérience de pensée autour du transhumanisme). Serait-ce bien ou mal ? Qu’est-ce qui serait moralement acceptable ou non ? Où devrait se situer la limite ? Où placerait-on le curseur de la gravité s’il s’agissait d’un critère de décision ?

 

Tout de suite, vous en conviendrez, la réponse devient moins évidente que dans le cas d’une question d’ordre plus général…

Le logo du mouvement transhumaniste.

Un autre argument qui, j’ai trouvé, fait mouche, c’est quand Laurent Alexandre nous explique la manière dont évolue actuellement notre patrimoine génétique. Depuis quelques décennies, disons à la louche un siècle, les progrès de la médecine ont permis de s’affranchir de nombreux problèmes de santé qui du temps de nos ancêtres lointains se seraient à plus ou moins court terme avérés fatals. Depuis qu’on a inventé les lunettes de vue, la myopie n’est plus aussi handicapante qu’auparavant. (Et là je me permets un très court aparté pour vous rediriger à l’occasion vers La Fabrique du Crétin Digital de Michel Desmurget qui vous explique que les nouvelles technologies favorisent énormément les problèmes de vue dès le plus jeune âge…)

Idem pour les diabétiques qui peuvent se soigner plus ou moins facilement grâce aux injections d’insuline. Ou ceux qui ont du cholestérol, de l’hypertension, … ou de tous ces petits bobos qui ne nous semblent plus si graves de nos jours, tant le nombre de personnes atteintes est grand et tant les traitements de ces affections sont courants et faciles d’accès.

Séquençage ADN, thérapies géniques : jusqu'où doit-on aller pour préserver notre patrimoine génétique ?

Les gens qui ont ce genre de problèmes de santé vivent aujourd’hui beaucoup plus longtemps et presque aussi normalement que les autres. Et peuvent ainsi favoriser la dispersion dans la population des gènes défaillants responsables de ces handicaps et défauts physiques. Là où la sélection naturelle chère à Darwin (et à Laurent Alexandre) aurait permis de contenir la trop grande propagation de ces gènes défaillants, la médecine moderne a au contraire favorisé leur multiplication. Si bien qu’un nombre de plus en plus élevé de gènes défaillants se voient transmis de générations en générations, avec pour conséquence un patrimoine génétique de plus en plus dégradé. C’est un discours qui passe mal car il est facilement assimilable à de l’eugénisme, avec tout ce que ce concept comprend de dérangeant et de borderline, il n’en reste pas moins factuel et décrit une réalité préoccupante. Car le cours des choses va plutôt dans le sens de l’amplification du problème, ce qui à terme pourrait s’avérer dramatique. Et qui pourrait même du coup, inciter à recourir à cette fameuse sélection génétique tant décriée par ailleurs, dans le seul souci de la préservation d’une espèce humaine à peu près viable génétiquement…

Vous le voyez, très vite quand on entre un peu dans les détails, on touche à des sujets compliqués et clivants, générateurs de polémiques mais franchement pas dénués d’intérêt. De là à vous dire ce qu’il faut en penser je ne sais pas du tout, mais soulever la question me paraît pour le moins pertinent et utile...

Cœur artificiel, sentiments factices ?

Là j’ai axé mes exemples sur l’aspect génétique, mais on peut développer de la même manière la réflexion sur le sujet de l’amélioration, ou de l’augmentation du corps humain. Les cellules souches par exemple, et tout ce qui pourrait en dériver si on laisse encore une fois extrapoler un peu notre imagination. Si la médecine s’avère capable un jour de « fabriquer » de quoi réparer un organe, voire même un membre complet du corps humain, s’agirait-il d’une bonne chose ou non ? Si votre gamin a le cœur défaillant et que la science permet de le remplacer par un organe artificiel, refuseriez-vous cette solution pour une question morale ? Si vous souffriez vous-même d’insuffisance rénale sévère, qui vous obligerait à être sous dialyse de façon répétée, contraignante et handicapante, mais qu’un rein artificiel soit un possible recours à votre maladie, vous permettant de retrouver une vie « normale », refuseriez-vous ce type d’opération sous prétexte que « c’est la vie, c’est le destin, on ne doit pas aller contre ? ». La greffe existe déjà dans un certain nombre de cas, mais reste une opération compliquée et implique un traitement anti-rejet très lourd, à vie et à l’effet pas forcément garanti à longue échéance. Si une solution plus artificielle permettait de tout simplifier et d’obtenir de meilleurs résultats, faudrait-il l’interdire parce que cela ne serait pas « naturel » ? La personne ainsi « réparée », ou « améliorée » aurait-elle perdu de son humanité par l’ajout ou le remplacement d’éléments organiques par des parties mécaniques et artificielles ? Qu’en serait-il d’un bras, d’une jambe entière ? Vaut-il mieux être un manchot naturel qu’un cyborg à deux bras ? Et si l’on accepte ce genre d’ajouts, de prothèses, ou pour le dire d’une façon plus provocatrice de « pièces de rechange », devrait-on fixer une limite maximale au-delà de laquelle on serait « trop » artificiel et plus assez « naturel » ?

Autrement dit, l’humanité d’une personne se mesurerait-elle, se calculerait-elle en fonction d’un pourcentage d’éléments naturels dans la composition de son corps ?

Et si l’on considère à l’extrême que c’est la conscience et non pas le corps qui définit le caractère humain d’un être, pourrait-on imaginer qu’un humain soit totalement désincarné, puisse disposer de plusieurs enveloppes corporelles, puisse jouir d’une jeunesse physique éternelle ou pourquoi pas soit incarné dans un corps totalement artificiel ? Si la composante physique de l’être s’avère être complètement sous contrôle et interchangeable, modifiable, réparable, renouvelable à l’infini, bref si notre esprit s’affranchissait des contraintes physiques, aurait-on le droit, serait-ce « bien » et souhaitable de pouvoir défier, et même vaincre définitivement la mort ? Resterions-nous encore des humains ? Deviendrions-nous des dieux ?

Le flic cyborg de Robocop (1987) est-il encore un homme ou seulement une machine ?

Vous le voyez, dès lors qu’on pousse un peu la réflexion, on peut à la fois entrer dans des questions très terre-à-terre (que ferait-on si on était concerné par ce type de possibilité ?) et en même temps très vite toucher à des concepts presque métaphysiques voire complètement philosophiques.

Et moi je trouve cela passionnant. Je n’ai bien entendu pas de réponses toutes faites à ces questions, mais je trouve qu’aborder le sujet de cette manière permet de vraiment nous faire réfléchir au problème, et s’avère bien plus intéressant et constructif que de repousser l’idée d’un revers de la main par des arguments un peu faciles du type « de toute façon ce n’est pas possible, ça n’existe pas » ou de refuser d’entrer dans des exemples concrets. L’évolution des sciences et de la médecine est telle, qu’il n’est plus du tout aussi fantaisiste que cela de s’imaginer qu’un jour tout ça soit matériellement possible et faisable. La question à se poser sera alors : si l’on peut le faire, doit-on le faire ?

 

À ceux qui seraient tentés d’avoir une réponse trop rapide et définitivement négative, je me permets juste de faire remarquer que peut-être, il y a même de fortes probabilités d’ailleurs, vous-mêmes êtes déjà des humains « augmentés » ! Vous portez des lunettes ou des lentilles, ou vous avez subi une opération de la rétine au laser ? Vous avez été technologiquement et artificiellement « améliorés » ! Idem pour votre grand-mère si on lui a posé une prothèse du genou ou de la hanche, pour votre père qui a eu un implant dentaire, pour le cousin qui a un pacemaker depuis sa dernière attaque… En ce qui me concerne je n’ai plus de glande thyroïde depuis 2017 et je suis dépendant de ma dose quotidienne d’hormones synthétisées que j’avale chaque matin. Bref, la science pallie déjà la défaillance de mon corps « naturel ». Entre avaler un cacheton tous les jours ou me faire poser une « thyroïde artificielle » si c’était possible, je choisirais personnellement et sans l’ombre d’une hésitation la seconde solution.

La thyroïde, une si petite glande qui génère une si grande dépendance...

Vous pouvez le constater, on a très vite mis un doigt dans l’engrenage de cette affaire-là… et quand on prend la peine de s’y attarder un peu et d’y réfléchir plus en profondeur, on s’ouvre à des concepts et des questions qui très vite nous dépassent !

C’est justement cela que je trouve particulièrement passionnant dans le transhumanisme et de manière plus générale, dans la manière dont on définit notre condition humaine.

 

Bien entendu dans son essai, Laurent Alexandre pousse parfois le bouchon un peu loin. Par exemple il se demande ce qu’il en serait de la Sécu, du travail, de la retraite si on pouvait prolonger ainsi indéfiniment notre existence. Ce n’est pas inintéressant, mais c’est quand même un peu too much je trouve ! Mais cela démontre encore une fois le côté hyper-pragmatique du bonhomme, qui n’est pas pour me déplaire.

 

Alors pour en finir avec ce bien trop long article qui, j’en suis sûr, aura démotivé nombre d’entre vous et depuis longtemps d’en terminer la lecture, je résumerais ce que j’ai à dire sur ce bouquin de la manière suivante.

Oui, Laurent Alexandre est un personnage haut en couleurs et pas toujours aisé à définir avec précision, au potentiel clivant indéniable, et aux prises de position parfois polémiques. Mais ce n’est pas pour autant le premier zozo venu, et qu’on soit d’accord ou pas avec ses opinions, il faut lui concéder qu’il sait présenter, expliquer et argumenter ses idées, ce qui, en soi, est toujours profitable pour un débat, quel qu’il soit.

Oui, il n’hésite pas à aborder en profondeur des sujets compliqués et sensibles, au risque de choquer ou de provoquer des réactions parfois extrêmes.

Mais il traite de choses vraiment très intéressantes et universelles (dans le sens où elles touchent aussi bien l’humanité dans sa globalité que chaque être individuellement), et le fait en apportant des informations scientifiques dont il se sert comme base à ses propres extrapolations (critiquables il va de soi). Et qu’on soit de son avis ou pas sur la possible évolution de l’homme du XXIème siècle, son livre a cet avantage de nous inciter à nous poser des questions profondes sur nous-mêmes personnellement, comme sur l’humanité et ce qui la définit. Les pistes de réflexion qu’il ouvre sont toutes réellement passionnantes et c’est justement pour cette raison que je ne peux pas m’empêcher de vous conseiller la lecture de cet ouvrage.

 

Quelle que soit la conviction avec laquelle vous en sortirez (personnellement ça m’a plutôt éloigné de mes convictions trop définitives en relativisant beaucoup de choses), ce livre vous permettra à coup sûr d’approfondir vos connaissances et votre jugement sur les sujets qu’il développe.

La Mort de la Mort, de Laurent Alexandre

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7 juillet 2020 2 07 /07 /juillet /2020 16:01

Voilà un roman norvégien qui n’a été traduit en français qu’en 2014, alors qu’il a paru en Norvège en 1989. Le livre a été un immense succès dans son pays d’origine, imaginez un peu : 150 000 exemplaires vendus pour une population de 5 Millions d’habitants.

 

Premier volume d’une trilogie, Le Zoo de Mengele de Gert Nygårdshaug arbore un titre trompeur. Car il n’y a aucune trace de nazi ni de seconde guerre mondiale dans ce livre. Tout au plus est-il fait allusion à un moment au fameux docteur Josef Mengele, criminel de guerre nazi qui s’expatria en Argentine, puis au Paraguay et au Brésil, pour échapper aux différents mandats d’arrêt qui furent émis à son sujet.

Non, le thème de ce roman est tout autre. Il y est question d’écologie, de déforestation, de pollution de l’environnement naturel par l’homme. Et du combat de quelques-uns contre les assauts destructeurs et répétés que la frange la plus avide de l’humanité fait subir à la planète.

 

Mino Aquiles Portoguesa a six ans, il vit en famille dans un petit village au cœur de la vaste forêt amazonienne. Ici on vit chichement mais on est riche des autres par l’entraide, et de la nature avec laquelle on vit en osmose. Le père de Mino l’a initié aux beautés de la forêt tropicale, et le garçon est devenu, comme son père, un vrai spécialiste des papillons. Il les attrape pour son père qui les prépare et les vend aux collectionneurs une fois naturalisés.

Tout change pour le village quand une grande compagnie pétrolière américaine débarque, forte de ses autorisations données par un gouvernement local corrompu, et commence l’exploitation du sous-sol, dévastant tout sur son passage. La situation se dégrade rapidement et dégénère jusqu’à la rébellion des habitants. Les armeros à la solde des pétroliers massacrent alors la population. Mino, qui était parti sur les traces d’un magnifique papillon légendaire bleu, est le seul à en réchapper. Commence alors pour lui une vie d’errance et de survie dans la forêt, au cours de laquelle il va rencontrer Isidoro, un magicien ambulant qui gagne sa vie en voyageant à travers tout le continent pour y proposer son spectacle de prestidigitation. Isidoro prend Mino sous son aile, le forme à l’illusionnisme et lui enseigne tout ce qu’il sait. C’est ainsi que Mino devient saltimbanque et sillonne l’Amérique latine. Mais partout où son maître et lui se rendent, ils voient la même chose : les compagnies étrangères avides d’argent s’implantent, secondées sur place par des soldats et mercenaires de toutes sortes, et la nature autant que les populations locales en sont les premières victimes. Plus Mino grandit, plus il assiste à ce spectacle destructeur, plus la conviction qu’il faut réagir et se battre contre ce genre d’exactions fait son chemin en lui. Sa réponse va être à la hauteur des agressions, et c’est par la violence et le meurtre qu’il va s’élever contre tous ceux qu’il juge responsables du saccage de la forêt amazonienne. Il crée avec trois amis qui partagent ses idées, le mouvement terroriste Mariposa (qui se traduit par Papillon en espagnol) qui obtient une renommée internationale, s’en prenant aux multinationales à travers le monde entier.

 

Bien qu’écrit voici plus de trente ans déjà, ce livre est d’une actualité et d’une modernité impressionnante. Le roman décrit et dénonce le comportement des sociétés et compagnies ultra-libérales qui ne jurent que par les chiffres, la mondialisation galopante, le productivisme effréné et les profits indécents au détriment de la nature, des populations locales ou indigènes et des écosystèmes fragiles. Le livre montre l’ampleur du désastre écologique et humain, et se positionne assez radicalement : la seule solution passe par la violence extrême, l’écoterrorisme semble la seule voie possible contre la fatalité mortifère de nos sociétés capitalistes.

 

C’est d’ailleurs assez finement amené et montré. Mino du haut de ses six ans ne se transforme pas du jour au lendemain en Punisher vert après que toute sa famille, et tout son village, aient été exterminés sous ses yeux. C’est en voyageant et en observant la triste réalité qu’il se forge ses convictions extrémistes. Il n’y a du reste pas de trace de méchanceté en lui, au contraire Mino est un enfant doux, joyeux, presque naïf, qui a plutôt tendance à aimer son prochain, pas à lui vouloir du mal. Pourtant, quand il s’agit de ceux qu’il qualifie de dangers pour la nature, il se métamorphose en tueur froid et sans pitié. Pour lui, la fin justifie les moyens, et il a trop vu où l’inaction mène pour ne pas agir en conséquence. Le jeune homme va vite faire trembler les plus puissants, et son mouvement va rencontrer un élan très largement favorable dans l’opinion publique. Signe des temps…

 

Le roman de Gert Nygårdshaug est très engagé, et à travers son personnage, l’auteur ne laisse pas beaucoup de doutes sur ses convictions politiques et écologiques. Sur l’urgence de la situation et sur la fatalité des conséquences si on ne réagit pas vite et fort. Sur les moyens à employer je resterai moins affirmatif : s’il explique la chose du point de vue de Mino il n’élude pas pour autant l’extrême violence des mesures prises par Mariposa, et il ne cache rien des meurtres et attentats perpétrés par les éco-warriors idéalistes. Ce faisant, il pose ouvertement la question, et c’est au lecteur de se déterminer : la fin justifie-t-elle réellement les moyens, tous les moyens ? Et c’est assez troublant, car on ne peut évidemment pas s’empêcher de le trouver sympathique ce jeune Mino. Mais qu’en penserions-nous si tout cela arrivait dans la réalité et non dans un roman ?

 

Car j’ai omis de le préciser jusqu’ici, mais cela a son importance : le style du roman joue énormément dans la manière dont le lecteur appréhende l’histoire. Et ici, s’il s’agit en partie d’un roman écrit sur le mode du thriller, écologique certes, mais thriller quand même, il a cependant une double-casquette qui fausse un peu la donne : le roman revêt également les atours du conte et de la fable à plusieurs moments. Si le début, au cours duquel Gert Nygårdshaug pose ses personnages, verse dans un réalisme classique, très vite, dès lors que Mino est livré à lui-même, puis quand il vagabonde en compagnie d’Isidoro, l’histoire bascule par petites touches dans la fable. Cela se traduit par des éléments tout droit sortis de contes fantastiques ou de légendes : des plantes aux pouvoirs magiques, un trésor au fond de la mer, des exploits physiques extraordinaires de la part de Mino…

D’autres détails penchent vers l’aspect irréel du conte : jamais au cours des pérégrinations de Mino et Isidoro à travers toute l’Amérique du Sud on ne cite de pays existant, tout le continent semble parler la même langue, mélange de portugais et d’espagnol, et il flotte dans l’air un parfum d’onirisme dès lors que l’auteur décrit la forêt, ses habitants et ses ressources insoupçonnées…

 

Bref, tout cela compilé, semble démontrer que l’auteur a sciemment fait en sorte que son récit ne soit pas totalement et uniquement ancré dans le réel. Pour faciliter son récit ? Pour se ménager quelques effets difficilement transposables dans le plus strict cadre du réalisme pur ? Pour réduire un peu la violence et le jusqu’auboutisme de Mino et la Mariposa ? Difficile à dire, impossible d’être trop affirmatif. Je pense qu’il s’agit là d’une manière pour Gert Nygårdshaug de laisser une part de responsabilité au lecteur, peut-être même de l’obliger à s’impliquer en se posant des questions, en le laissant décider de son propre degré d’engagement avec l’histoire et les motivations des personnages.

 

Toujours est-il que la forme de ce roman vient un peu troubler l’ensemble du message, le rendant moins direct car en partie (en partie seulement !) déconnecté de la réalité.

 

En toute honnêteté, cet aspect du roman m’a un peu dérouté, et je dirais même, mis mal à l’aise. Je l’ai déjà dit à l’une ou l’autre reprise ici, je ne suis pas un adepte du conte et de la fable moderne. Ce genre littéraire a tendance à me laisser en dehors du récit. Traiter de la magie par exemple, comme d’un élément fantastique d’une histoire, et composer avec en tant que telle, je suis parfaitement ok (l’exemple qui me vient à l’esprit tout de suite : le Docteur Strange de Marvel ou tout bonnement Harry Potter). Je ne suis pas fan de magie, mais dans un contexte bien précis je suis capable de l’accepter comme n’importe quel autre élément fantastique qu’on pourrait introduire. Mais faire du « merveilleux » un élément de la normalité, sans en faire remarquer l’aspect exceptionnel, irrationnel, là j’ai tendance à tiquer. Un élément peut tout à fait être de nature « fantastique », mais il faut le revendiquer comme tel et l’expliquer (même si l’explication est farfelue, elle a au moins le mérite d’exister). En ce sens, j’ai par moment ressenti la même chose qui m’a tenu un peu à l’écart de l’histoire que lors de ma lecture de Cent ans de solitude dont j’ai déjà parlé ici. En moins extrême, mais tout de même, par petites touches c’était analogue. Certainement d’ailleurs, que le contexte géographique commun des deux romans (dans les deux cas on est en Amérique du Sud sans savoir exactement où) a renforcé le rapprochement que j’ai fait entre ces deux livres.

 

Au chapitre des bémols que je pourrais apporter au Zoo de Mengele, j’ai également envie de mentionner une narration un peu inégale tout au long du livre. Certains passages m’ont semblé un peu longuets, un peu trop lents, alors que d’autres ménagent un suspense dévorant. Rien d’absolument rédhibitoire, mais j’ai eu un peu de mal sur la première partie du roman à entrer dans l’histoire, en partie à cause de cela aussi.

 

En revanche, la fin du roman rattrape largement les traces d’ennui que j’ai pu ressentir au début, et c’est surtout toute la réflexion que le livre nous engage à avoir sur ses thématiques (Comment combattre efficacement pour l’écologie et la sauvegarde de la nature ? Le terrorisme peut-il sous certaines conditions se justifier ?) qui me fait vous conseiller sa lecture.

D’autant qu’il s’agit de la première partie d’une trilogie, et qu’ayant déjà lu le second tome, je peux vous assurer que la suite n’est pas du tout telle qu’on pourrait l’attendre, ce qui a été pour moi une très agréable surprise. Mais ça, on en reparlera un jour ici...

 

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29 juin 2020 1 29 /06 /juin /2020 23:03

Alors attention je préviens d'entrée de jeu : ce livre a été un gros coup de cœur pour moi.

 

J'en avais bousculé l'ordre de lecture de ma Pile-à-Lire pour être sûr de l'avoir lu avant que ne sorte son adaptation au cinéma (réalisée par rien de moins que Ridley Scott avec Matt Damon qui interprète le héros). Et j'avais tant aimé ma lecture que c'est alors la sortie du film qui m'inquiétait, craignant que papy Scott se laisse aller à nous refourguer un film aussi inégal que ne le fut son Prometheus de triste mémoire. Bon cet article concerne le bouquin alors je ne vais pas en dire plus au sujet du film, sachez toutefois que ce dernier est plutôt réussi et dans une grande mesure fidèle au roman...

 

J'en reviens au livre d'Andy Weir donc. Dans Seul sur Mars, comme le titre l'indique plutôt bien, l'auteur nous propose de suivre les pérégrinations d'un homme, qui se retrouve seul sur la planète rouge. Mark Watney est l'un des astronautes de la mission Arès 3, qui a pour but de partir à la découverte de Mars et d'y mener un certain nombre d'expériences scientifiques. La mission se déroule plutôt bien jusqu'à ce qu'une tempête gigantesque menace la frêle colonie humaine. Pas le choix, il faut repartir fissa. Malheureusement dans la panique, Mark est laissé pour mort dans le désert martien, ses collègues abandonnant à contrecœur son corps, pour sauver leurs propres vies. Sauf que Mark n'est pas mort, et par une cruelle ironie du sort a même été sauvé par la pression atmosphérique atypique de Mars. Le voilà qui se réveille, absolument seul, sur une planète déserte, aride et totalement inhospitalière. Ses compétences, son ingéniosité, son intelligence et son humour ne seront pas de trop pour l'aider à survivre. Car les problèmes qui se posent à lui semblent innombrables : il n'a aucun moyen de communiquer avec le Terre, il n'a que très peu de vivres à disposition, une quantité finie d'eau et d'oxygène à disposition, et pire que tout, une anthologie de titres disco des années 1970 laissée dans la précipitation du départ par l'une de ses collègues de mission ! L'autre problème, majeur s'il en est, qu'il va devoir affronter, c'est que s'il veut espérer s'en sortir il lui faudra attendre la prochaine mission sur Mars, et l'attente se chiffre en années...

 

Voilà pour la situation de départ. Déjà là, je ne sais pas vous, mais moi rien que sur le concept de survivalisme à la surface de Mars, je suis conquis. D'autant que le livre d'Andy Weir (et c'est son premier roman) se veut d'un réalisme scientifique exigeant* et aborde la survie sur Mars d'un point de vue très strict aussi bien sur le plan technique que scientifique. De là à dire qu'on se retrouve en pleine orgie de Hard-SF, il n'y a qu'un pas. Alors surtout que cela ne vous rebute pas si vous n'êtes pas spécialement adepte de sciences, fan d'espace, ou d'un esprit terre-à-terre convaincu. Oui vous aurez droit à des explications pour tout ce que fait Mark pour s'en sortir, oui il y aura des calculs, des raisonnements scientifiques, de la chimie, des probabilités, de la mécanique, mais absolument rien de rébarbatif. Au contraire, j'ai trouvé que l'auteur fait tout ce qu'il peut pour rendre accessible ce qu'il explique. Je pense d'ailleurs que la forme de récit choisie par Andy Weir, celle du journal de bord, aide beaucoup à l'immersion dans l'histoire. C'est Mark Watney qui s'exprime, à la première personne donc, comme il parlerait à quelqu'un pour lui expliquer ce qu'il fait et pour quoi. Son cheminement de pensées, ses réflexions, ses traits d'humour, tout participe à rendre l'histoire extrêmement addictive et prenante. On est à la place de ce Robinson Crusoé de l'espace, on comprend ses problèmes, ses craintes, ses doutes, ses peurs, parfois son désespoir. Impossible de ne pas se prendre au jeu, de ne pas se sentir concerné, de ne pas se sentir en danger permanent comme l'est Mark à chaque instant qu'il passe dans cet environnement hostile qu'est la planète rouge.

 

L'autre partie du récit est de facture plus classique, quand Andy Weir nous montre ce qui se passe sur Terre ou à bord de l'Hermès, le vaisseau qui ramène sur Terre le reste de l'équipe d'astronautes qui ont réussi à quitter Mars. À bord du vaisseau spatial c'est la consternation d'avoir abandonné un membre de l'équipage, et sur Terre, à la Nasa, c'est un véritable branle-bas de combat pour trouver des solutions et tenter de venir en aide au rescapé isolé. Cela permet à l'auteur de varier les points-de-vue et ainsi de ne pas rester que sur le mode du journal de bord, qui bien que parfait pour rythmer et dynamiser un récit pourrait lasser à force.

 

Enfin un mot sur la fin, sans en dévoiler la consistance bien entendu, qui est un grand moment de suspense. Andy Weir, qui à plusieurs reprises au cours de son roman parvient à nous filer des coups d'adrénaline ultra-efficaces, au travers des péripéties que subit l'astronaute ermite, parvient à garder la tension intacte jusqu'à la toute fin de son roman, et ne nous laisse ainsi pas une minute de répit avant la conclusion finale.

 

Voilà je pense un bouquin qu'on pourra aisément qualifier de page-turner, autant que de roman de SF original ou encore de thriller haletant. Ça fait pas mal pour un seul roman non ? Eh bien c'est pourtant tout cela et bien plus encore que je vous promets à la lecture de ce Seul sur Mars absolument passionnant.

* Réalisme scientifique qui connaît deux exceptions notables, non seulement reconnues mais même revendiquées par l'auteur qui les a maintenues dans son récit dans le souci d'accentuer la tension dramatique de son histoire. En effet la situation de départ telle qu'elle est relatée est factuellement erronée : du fait de la pression atmosphérique de Mars, la tempête décrite en début du livre serait incapable de faire basculer le vaisseau spatial, pas plus qu'elle ne pourrait arracher la parabole qui vient frapper Mark. Le passage qui concerne la déchirure brutale de l'habitat de Mark sur Mars est lui aussi assez improbable, les matériaux utilisés par la Nasa étant justement choisis pour que leur usure soit détectable par des petites fuites bien avant qu'une déchirure complète n'advienne.

 

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22 juin 2020 1 22 /06 /juin /2020 19:22

Il paraît que l'âge c'est dans la tête. Z'en causerez à Buck Schatz, il risque de ne pas être aussi affirmatif que cela. Buck Schatz a 87 ans, et il coule des jours tranquilles d'une retraite bien méritée à Memphis, Tennessee. Buck Schatz est une légende de la police locale. Pour tout dire, c'est lui qui a inspiré le personnage de l'inspecteur Harry, incarné au cinéma par Clint Eastwood. C'est dire si Buck est un dur. Un bonhomme, à l'ancienne. Ce n'est pas parce que le corps ne suit plus toujours et que la mémoire a parfois des ratées que le caractère a changé. Rose, son épouse qui le supporte depuis 64 ans de mariage, est bien placée pour le savoir. Alors quand Buck apprend que celui qui l'a torturé dans les camps allemands de la seconde guerre mondiale, Heinrich Ziegler, n'est pas mort comme il l'avait cru si longtemps, et qu'en plus de cela il se serait enfui avec un magot en lingots d'or, la décision de Buck est très vite prise. Il va ressortir son .357 Magnum et retrouver ce fumier. Complètement déconnecté du monde actuel et de la technologie moderne, Buck a cependant conservé ce qui lui a toujours servi au cours de sa carrière de flic : un instinct de limier et des méthodes musclées. Bon, pour les muscles, il aura juste un peu besoin de l'aide de son petit-fils Tequila. Tequila ? C'est comme ça qu'il a surnommé le gamin, qu'il aime bien taquiner. Ou alors il a juste du mal à se souvenir de son prénom...

 

Voilà grosso-modo le début de l'intrigue de Ne deviens jamais vieux ! de Daniel Friedman, un mélange détonnant de polar et d'humour bien trempé. Et les amis, j'aime autant vous dire que dans le genre c'est très réussi !

Sur le fond pas grand-chose d'inédit : un flic bourrin, une chasse-à-l'homme, un trésor de guerre, une vengeance, un Magnum 357. Mais sur la forme il y a une bonne dose d'originalité. Faire du héros principal un octogénaire irascible déjà j'aime, mais en plus ça fonctionne carrément du tonnerre. Le récit à la première personne aidant, on ne peut s'empêcher de s'attacher à ce personnage hors-normes. Daniel Friedman nous fait plonger dans l'esprit de Buck, on se retrouve dans la caboche de cette vieille tête de mule et on suit ses raisonnements d'un autre âge ainsi que ses réflexions pas du tout dans l'air du temps. Car s'il a perdu en force et en vigueur, la répartie cinglante, l'humour à froid et le cynisme carburent toujours à fond chez Buck. Et c'est une des parties les plus réussies du roman : le ton trouvé par Daniel Friedman est véritablement unique et irrésistible. Il fait de ce vieux grincheux de Buck un personnage surprenant et plus profond qu'on ne pourrait le prendre au premier degré. Il plane sur lui un parfum de nostalgie qui ne dit jamais son nom, certainement parce que ces générations-là avaient en eux une pudeur exacerbée qui leur interdisait de s'épancher sur ce genre de sentiments. C'est d'ailleurs tout à fait évident quand il aborde le sujet de son fils, décédé prématurément. Peut-être est-ce même cette disparition qui l'aura définitivement figé dans le temps, ne laissant que son corps subir l'influence du temps qui passe, sa personnalité restant à jamais dans l'état d'esprit des années 1970...

 

Sûr de lui quand il affirme quelque chose, archétype de l'insoumission à la connerie ambiante et à la tyrannie des temps modernes, infatigable râleur, provocateur à ses heures, pratiquant un réalisme cynique qui pointe toujours là où ça gratte le plus, parfaitement conscient de ses limites physiques mais refusant obstinément de s'avouer vaincu pour si peu, amoureux et protecteur avec son épouse, l'octogénaire Buck Schatz est un personnage comme on n'en croise pas souvent. Et c'est sur lui que repose tout le succès de ce roman : un héros à l'hiver de sa vie qui marque les esprits et qui ne laisse personne indifférent.

 

J'ajoute parce que je trouve que ça mérite d'être noté : il s'agit du premier roman de son auteur, et pour une première c'est vraiment prometteur. Ah, et une ultime précision : Daniel Friedman explique dans un petit texte en fin du bouquin que son héros lui a été inspiré en partie par son propre grand-père auquel il voulait rendre hommage à sa manière.

 

Un très chouette roman que ce Ne deviens jamais vieux ! Lecture vivement conseillée.

 

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15 juin 2020 1 15 /06 /juin /2020 07:57

Parmi les thèmes de littérature SF et Fantastique, le voyage dans le temps est de ceux qui emportent ma préférence. Le truc avec les voyages dans le temps, c'est que c'est compliqué à mettre en musique. On a vite fait de se retrouver embarqué dans un paradoxe temporel inextricable, de cumuler les incohérences et de tomber dans les pièges inhérents au concept. Bref, faut déjà être bien sûr de soi et bien couvrir tous les angles avant de se lancer dans l'aventure. C'est très exactement ce dont s'est assuré Duane Swierczynski pour nous proposer avec Date limite son histoire de voyage temporel à lui...

 

Mickey Wade n'a pas le vent en poupe ces derniers temps. Plus le temps passe, plus il devient une pathétique caricature de loser. Le journal dans lequel il travaillait depuis des années a subi une baisse d'effectifs et il s'est fait virer comme un malpropre. Sans une thune de côté, il se voit contraint de revenir s'installer dans le quartier de son enfance. Philadelphie est déjà une ville plutôt ouvrière, mais le quartier de Frankford c'est carrément encore un cran en-dessous. Bref, ça craint. Mais Mickey n'a pas trop le choix, le temps de retrouver un boulot, sa mère lui a proposé de vivre dans l'appartement de son grand-père qui est hospitalisé depuis quelques temps, dans le coma. Alors va pour le quartier pourri. Au lendemain d'une cuite qui lui occasionne une bonne gueule de bois, Mickey pioche dans la pharmacie de papy, il y a là des comprimés qui devraient pouvoir faire l'affaire. Sauf que l'effet des cachetons n'est pas du tout celui attendu. Mickey se réveille dans l'appartement de Frankford, mais quelques quarante années plus tôt, en 1972, l'année de sa naissance ! L'année de la mort de son père également. Mais les gens ne semblent ni le voir ni l'entendre, sauf cet étrange petit garçon... L'effet des pilules estompé, Mickey est de retour dans le présent. Il entreprend alors de retourner dans le passé pour tenter d'y arranger la destinée familiale : s'il peut sauver son père, toute sa vie pourrait s'en trouver meilleure...

 

Évidemment les choses ne seront pas du tout aussi faciles que ce que l'imaginait ce pauvre Mickey, qui va comprendre au fur et à mesure du récit qu'il y a des règles au voyage temporel, et un prix à payer aussi... C'est là justement que l'auteur, Duane Swierczynski est malin. Date limite n'est pas qu'une histoire de voyage dans le temps. Il ajoute une couche supplémentaire à son histoire qui va la faire glisser du côté du polar et du mystère à résoudre. Car Mickey va découvrir que ce qu'il croyait savoir de son passé n'est pas tout à fait conforme à la réalité des faits. Il va comprendre également à ses dépens que le voyage dans le temps est dangereux... Et comme si cela n'était pas assez, Duane Swierczynski en profite aussi pour faire de son roman une reconstitution de la Philadelphie des années 1970, de cette Amérique oubliée des prolos et des quartiers malfamés.

 

Finalement on se retrouve avec trois bouquins en un : de la SF, du polar et de la reconstitution historique ! Et chaque aspect est si soigné qu'il pourrait se suffire à lui-même, autant dire que l'auteur ne se fiche pas de son lecteur. C'est vraiment bien construit, le suspense est omniprésent, tout s'emboîte à merveille et on se fait régulièrement prendre au piège de chercher à comprendre par nous-mêmes, d'échafauder des théories pour expliquer les événements ce qui nous mène inévitablement à nous tromper et quand on finit par connaître la vérité, on est comme le lièvre pris dans les phares d'une bagnole lancée à fond : ébloui et scotché sur place. Oui, je ne vais pas vous raconter de cracks : quand je disais que le bouquin est malin, il l'est jusqu'à son dénouement, et personnellement je n'ai pas du tout été déçu par la fin (alors que c'est souvent un point faible des récits de voyage dans le temps). Je suis sorti de ce bouquin avec la sensation d'avoir passé un très bon moment de lecture et avec une certitude : Duane Swierczynski sait mener sa barque.* Et avec la prémonition que je croiserai encore à coup sûr sa carrière d'auteur.

* Pour la petite histoire et parce que j'accorde beaucoup d'importance à ce genre de détail, Duane Swierczynski n'est pas que romancier, il est également scénariste de comics, et je l'ai déjà croisé à plusieurs reprises chez Marvel (que ce soit sur X-Men, le Punisher, Iron Fist ou Cable par exemple).

 

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8 juin 2020 1 08 /06 /juin /2020 07:55

De manière tout à fait sporadique, je vois parfois l'ami Patrick me glisser dans les mains l'un ou l'autre ouvrage qu'il vient de lire et qui l'a marqué. Cette fois-ci, je le vis arriver avec un beau livre sur lui, un bouquin à l'ancienne, à l'aspect très sobre, d'un blanc quasi-immaculé, dont les pages avaient été au préalable massicotées manuellement, et au titre aussi basiquement descriptif qu'intriguant : Un roman sentimental d'Alain Robbe-Grillet. D'entrée ma curiosité était piquée.

Il le posa cependant sans ménagement sur mon bureau, presque l'avait-il lâché comme on se débarrasse d'un objet encombrant. Cette phrase accompagna une grimace que je ne compris pas tout de suite : « Je t'ai apporté un truc, j'ai jamais vu ça. Je te le dis tout de suite, j'ai pas pu le terminer. » Connaissant bien l'animal, je lui demandai pourquoi : « trop chiant ou trop mauvais ? ». « Trop dégueulasse ! » m'entendis-je répondre... J'avoue que cette réponse me laissa sur le cul. Trop dégueulasse ? C'était bien Patrick qui venait de dire ça ? Tout à coup je parvins à mettre un nom sur la grimace que je n'avais pas su reconnaître à son arrivée : le dégoût. Je crois bien que ce fut la première fois que je voyais cette expression sur le visage de Patrick. Pour mémoire, c'est quand même ce gars-là qui a commis un Lapin pas piqué des hannetons. C'est ce même type qui m'a fait lire des choses comme Ecstasy de Ryû Murakami ou La Triste histoire des frères Grossbart de Jesse Bullington, deux romans qui dégoulinaient littéralement de tout ce que le corps humain peut produire comme sécrétions naturelles. Bref, pas un perdreau de l'année, et c'est peu de le dire. Qu'est-ce qui avait bien pu le traumatiser lui ? Je me targue pourtant d'avoir plutôt pas mal d'imagination, mais voilà une question à laquelle je ne savais pas imaginer de réponse. « Tu verras bien mais pas la peine de me le rendre après, tu peux le jeter... » me dit-il encore avant de repartir comme il était venu, me laissant dans l'expectative la plus totale.

Le livre rejoignit donc ma pile de lectures en attente, et lorsque son tour arriva enfin, plusieurs mois plus tard, c'est non sans une certaine appréhension que je me lançai dans sa lecture, me remémorant la mise en garde de mon poteau...

 

Après l'avoir lu, j'ai pas mal de choses à en dire. La première, c'est que je comprends enfin les déclarations mystérieuses de Patrick ce fameux jour. La seconde c'est que je partage complètement son avis. Ce que j'ai lu m'a révulsé. Et j'avoue aussi n'avoir pas compris l'intérêt profond de la chose. Mais j'y reviendrai. La troisième chose, c'est que pour la première fois j'ai failli ne pas finir ce que j'avais commencé, alors qu'il s'agit pourtant d'une des règles que je me suis imposées depuis que voici une quinzaine d'années je m'étais remis à lire « sérieusement » (entendez par là de la « littérature noble » en supplément des BD et magazines qui ont toujours été le plat principal au menu de mes lectures quotidiennes – et que je ne renierai pour rien au monde je tiens à le préciser). Quand je commence à lire un bouquin, même si sa lecture s'avère difficile voire pénible, je le lis jusqu'au bout. Un roman sentimental m'a fait réaliser que cette règle devrait peut-être connaître des exceptions.

 

Alors de quoi s'agit-il ? Comme ça sans réfléchir j'aurais pu répondre « d'une merde sans nom » mais ça ne se fait pas, c'est vulgaire, et pas très constructif comme avis, donc je vais plutôt essayer de vous en dire un peu plus. Alain Robbe-Grillet nous propose donc ici, et selon ses propres termes, un « conte de fées pour adultes » pour lequel il nous prévient cependant que son « souci du réalisme le plus méticuleux outrepasse les lois de la vraisemblance » tout en lui permettant également « d'outrepasser les lois de la bienséance ». L'auteur nous plonge donc dans la vie d'Anne-Djinn, dite Gigi, une adolescente de quatorze ans, qui reçoit de la part de son père une éducation très particulière, puisqu'il l'initie à l'érotisme, au sexe, au sado-masochisme, mais aussi à l'esclavagisme, à la torture physique et morale, et à la violence sous absolument toutes ses formes les plus perverses. Pour ce faire il la traite tantôt en esclave sexuelle (il abuse d'elle et l'offre également occasionnellement à d'autres hommes), tantôt il la place dans la situation de maîtresse en lui « offrant » par exemple une autre jeune fille à peine plus jeune qu'elle, Odile, qui fait office de « poupée grandeur nature » sur laquelle Gigi doit exercer ses talents de dominatrice et ses instincts sadiques.

 

Bon j'arrête le résumé ici, je crois que vous avez bien compris le concept, le reste n'étant qu'une déclinaison à l'infini de l'abject des délires sexuels de l'auteur. Je précise quand même qu'Alain Robbe-Grillet n'est pas n'importe qui : intellectuel anti-conformiste français de premier plan, il a été principalement écrivain (il a théorisé et fut le chef de file du « Nouveau Roman »), scénariste et réalisateur. Un roman sentimental est son dernier roman, qu'il a écrit à 85 ans, un an avant sa disparition, comme une ultime provocation après avoir refusé le siège qui lui était proposé à l'Académie Française (il y a été élu par ses pairs mais n'a jamais accepté de revêtir l'habit vert des immortels...). Avec son dernier ouvrage il avait relancé le débat entre défenseurs acharnés de la liberté d'expression et de fiction littéraire et les tenanciers d'une certaine morale.

 

Et pour cause, si d'un point de vue fictionnel son roman n'a pas le moindre intérêt tant on s'ennuie à sa lecture (Alain Robbe-Grillet est parvenu à me faire bâiller presque autant qu'il m'a soulevé le cœur, ce qui est quand même un paradoxe qui vaut d'être relevé je trouve), il a cependant le mérite si l'on peut dire, de soulever la question ô combien épineuse de la licence artistique face à la morale. Et le moins que je puisse dire c'est qu'il m'a vraiment poussé dans mes retranchements sur ce sujet. Par définition je suis pour qu'on puisse dire ou écrire ce qu'on veut tant qu'il s'agit d'une fiction. Sur le plan théorique, je ne suis pas pour qu'une morale s'impose pour fixer ce qu'on a le droit ou non de dire et d'écrire. Ne serait-ce que parce que la morale est un concept bien trop vague et soumis à une infinité de lectures et d'interprétations différentes, ce qui d'office empêche d'en imposer une au détriment des autres. C'est d'ailleurs sur un plan plus général exactement le même problème avec les religions : qui donc pourrait s'arroger le droit de décider laquelle est plus légitime que les autres ? J'aime beaucoup et ai toujours en tête cette phrase de Léo Ferré « N'oubliez jamais que ce qu'il y a d'encombrant dans la Morale, c'est que c'est toujours la Morale des autres. » que je trouve très profonde. Je reconnais le droit à l'existence de la morale, je sais que moi-même j'ai la mienne propre, mais je refuse l'idée que la morale de quiconque puisse s'imposer aux autres. Celle des autres pas plus que la mienne. Et c'est justement sur ce point précis que mes convictions ont été malmenées je dois bien le dire.

 

Ce que j'ai lu dans Un roman sentimental (quel titre odieusement provocateur d'ailleurs) est à mes yeux un ramassis de saloperies les plus immondes qu'on puisse imaginer. Et pas uniquement sur un plan physique et matériel, mais bel et bien sur un plan moral et émotionnel. On y parle ouvertement et frontalement de pédophilie, de torture sur des femmes mais également sur des enfants, on y décrit des viols sanglants qui débouchent sur la mort d'enfants. Et non seulement on en donne des détails de façon très minutieuse, mais en plus il se dégage du récit une justification vaseuse et même une tentative d'embellissement de choses immondes. Par les pensées de ses personnages l'auteur essaie de magnifier des actes et des pensées que personnellement je ne peux trouver qu'abjects et méprisables au dernier degré. Le viol, la pédophilie, la torture, le meurtre, l'inceste : tout est source de plaisir partagé (pour celui qui fait subir et celle qui subit) et tout est l'expression d'un amour pur et extrême. Et le pire du pire, c'est que l'auteur le fait très ostensiblement, dans le seul but de choquer. Il n'y a aucune sorte de logique cachée derrière, aucune thèse à défendre, fut-elle tirée par les cheveux, rien de tout cela mais un seul et unique dessein : celui de dépasser l'horreur et repousser les limites du descriptible dans le seul but de choquer. Ce que je veux dire c'est que le sentiment qui vient tout de suite après celui du pur et simple dégoût primaire, c'est celui du vertige devant le vide absolu que renferment en eux les mots de Robbe-Grillet. Même sous couvert de liberté artistique totale, d'imagination absolument débridée et de volonté de malmener le lecteur, ce qu'il écrit n'a aucun sens, aucune valeur, aucun intérêt, même le plus minime. Il n'y a rien, absolument rien du tout à sauver dans ce roman. Oh oui, il y a une vraie maîtrise de la langue, de la tournure de phrase, on pourrait presque même parler de recherche délibérée d'une élégance dans l'outrance, pourtant rien de tout cela ne suffit à cacher le creux abyssal des mots. Les descriptions à n'en plus finir, d'une minutie aussi fine qu'horrible, devrait donner un sentiment aigu de réalisme et c'est pourtant tout le contraire qui se passe. On perd pied, on ne comprend pas car il n'y a rien à comprendre, on ne peut simplement pas croire ce qu'on lit car ce qui est décrit ne correspond à aucune réalité concevable. Enfin j'écris « on », peut-être devrais-je être moins général et m'exprimer uniquement en mon nom, mais même cela me paraît totalement inconcevable : que quelqu'un puisse trouver cela réaliste et plausible...

 

Alors oui, très clairement, je me suis retrouvé avec Un roman sentimental dans une situation que je n'avais jamais ressentie aussi fortement : j'étais devant une œuvre que je rejetais de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes les fibres de mon corps. Quelque chose qui me dégoûtait et que je ne parvenais pas à comprendre. Quelque chose dont je n'arrivais pas à justifier l'existence en fait. Et dont la lecture me faisait mal (parce qu'à ce niveau-là, parler seulement d'inconfort serait inconvenant), au sens strict du terme. Pour la première fois j'ai vraiment pensé d'une œuvre qu'elle ne devrait pas exister. Ça ne m'était jamais arrivé d'une façon aussi viscérale. Oui bien entendu j'en vois des conneries à la télévision par exemple, au sujet desquelles je me fais souvent ce type de réflexion : « c'est tellement con que ça devrait être interdit ». Mais jamais je n'ai ressenti ça au plus profond de moi comme avec ce bouquin. Et ça m'a ébranlé, parce que j'ai réalisé que je laissais parler ma Morale en fait. Ce livre m'a tant choqué que j'ai trouvé cela suffisant comme raison à ce qu'il ne devrait pas exister. Ce qui va à l'encontre de ma philosophie habituelle, de mes principes et de mes valeurs intellectuelles.

 

Bref, j'ai trouvé avec ce roman mes limites.

 

Et en fait, je crois que c'est bien de connaître ses limites, à tout propos. Alors finalement j'en ai retenu une chose positive malgré tout de ce bouquin. Mais ça m'aura coûté beaucoup d'efforts et de difficultés à dépasser.

 

Ainsi donc je le redis, et sans l'ombre d'une hésitation : Un roman sentimental est la pire expérience littéraire que j'ai jamais connue, je trouve ce livre immonde et encore bien en-deçà de tout ce que je pourrais en dire. Je dirais même plus : je ne conçois pas qu'il puisse plaire à quiconque de sain d'esprit. Mais il a le droit d'exister. C'est une fiction, qui selon moi en dit très long sur l'état mental de son auteur, mais qui reste une fiction, et qui a ce titre a le droit d'exister. Mais quelle horreur !

 

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1 juin 2020 1 01 /06 /juin /2020 07:15

On a souvent tendance à faire une distinction nette entre les scientifiques et les littéraires, au lycée par exemple où cet étiquetage instaure une véritable séparation entre les filières. Ce qui est non seulement très dommage, mais surtout infondé selon moi. Combien d'éminents scientifiques sont aussi de remarquables manieurs de mots ? Combien l'Histoire compte-t-elle de mathématiciens ou de physiciens également philosophes à leurs heures ? Tel Jules-Henri Poincaré par exemple, ingénieur, mathématicien, physicien et philosophe français de la fin de XIXème – début du XXème siècle. Poincaré a été un des précurseurs majeurs de la théorie de la relativité restreinte, mais aussi celui qui fut à l'origine de la fameuse théorie du chaos.

 

Admirez le subtil art de la transition dont je fais preuve : le héros de La Théorie du chaos de Leonard Rosen est justement Henri Poincaré, l'arrière-petit-fils du renommé scientifique ! Loin d'avoir suivi les traces de son aïeul, Henri est flic à Interpol, et ses états de service font de lui l'un des plus fiables et efficaces enquêteurs de la maison. Après trente années de bons et loyaux services, il caresse l'idée de prendre une retraite bien méritée, dans sa maison retirée en Dordogne, et de prendre enfin le temps de profiter de sa femme, de son fils et de ses petits-enfants. Il sort d'une longue et difficile enquête qui lui aura permis de mettre sous les verrous le criminel de guerre Stipo Banović, traduit devant la Cour Internationale de Justice de La Haye pour crimes contre l'humanité. Mais ce dernier a la rancœur tenace, et jure de se venger du policier français. Qu'importe, Poincaré se voit embarqué dans une nouvelle enquête quand un jeune mathématicien prodige, James Fenster, trouve la mort dans une explosion peu avant d'intervenir au sommet de l'OMC à Amsterdam. Mais qui peut en vouloir à un mathématicien et surtout pourquoi ? Dès le départ l'enquête s'annonce hors du commun : l'explosif qui a été utilisé pour tuer Fenster s'avère être un dérivé de la recherche spatiale, le perchlorate d'ammonium... Placé à la tête d'une équipe d'enquêteurs internationaux, le policier français hésite à suivre la piste qui semble lier la mort de Fenster à un récent attenta à l'explosif à Naples et à un assassinat ciblé à Barcelone. L'intuition de Poincaré lui souffle que la clé du mystère se trouve dans les travaux du spécialiste des fractales James Fenster...

 

Vous l'avez peut-être remarqué dans mon bref résumé du début de ce thriller, c'est plutôt dense en éléments. Et encore, j'aurais pu citer la secte apocalyptique des Soldats de l'Enlèvement, le ponte de la haute finance ou l'altermondialiste péruvien qui prône le retour de l'économie aux peuples indigènes...

 

Certains trouveront peut-être que le récit souffre de trop de détails à intégrer, moi j'y ai vu non seulement un parallèle évident à la théorie du chaos qui traite des systèmes complexes et multifactoriels, mais aussi un background riche qui donne de l'épaisseur et de la crédibilité aux événements comme aux personnages. On échappe ainsi clairement à la caricature et aux formules toutes faites de certains polars d'auteurs ultra-rôdés en la matière. D'ailleurs je précise qu'il s'agit ici d'un premier roman.

 

Dans le genre « on sort des clichés » l'auteur coche par ailleurs plusieurs particularités que je trouve pour ma part remarquable. Tout d'abord, pour un écrivain américain choisir un héros français, ça n'est pas très courant ! De ce point de vue aussi, je m'empresse d'ajouter que rien ne laisse déceler que l'auteur est américain dans sa description du personnage, de sa vie privée et des décors français de l'histoire. Pas de fausse note, pas de cliché, pour peu qu'on ne connaisse pas la nationalité du romancier, on pourrait sans peine penser qu'il s'agit d'un polar français.

Autre particularité : Leonard Rosen ne joue pas sur le registre de l'action échevelée et du rythme haletant. L'enquête qu'il déroule est au contraire faite de réflexion, de sensibilité, d'intuition bien plus que d'échanges de coups de feu ou de scènes de course-poursuite.

Et ce qui m'aura le plus marqué parce que je l'ai rarement vu pratiqué avec autant d'âpreté et de jusqu'au-boutisme, c'est la façon dont l'auteur ne ménage pas son héros. Alors que le roman débute en se permettant de faire quelques petites pointes d'humour, l'histoire va évoluer au point de se transformer en véritable drame pour le personnage principal qui sera loin, très loin de s'en sortir indemne. Vous en conviendrez peut-être en le lisant sinon croyez-moi : on ne voit pas ça souvent dans un thriller.

 

Finalement, et c'est un peu paradoxal, ce que j'aurai le plus retenu de ce roman c'est son approche de l'humain. Ce sont ses personnages très travaillés, très vrais, qu'on a vraiment l'impression de connaître en fin de lecture. Bien plus que son intrigue basée en partie sur des théories scientifiques que l'auteur va également développer pour en faire un élément important de son récit. Alors que c'est cet aspect-là qui m'avait initialement attiré vers ce bouquin, ce n'est pas ce qui m'a le plus marqué, l'exact contraire de ce qu'il s'est passé lors de ma lecture de La Formule de Dieu, avec lequel on peut faire une comparaison sur le registre du polar-scientifique.

 

Un livre dense, intelligent et très humain, qui par ce biais-là, tire son épingle du jeu sur le plan de l'originalité.

 

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25 mai 2020 1 25 /05 /mai /2020 07:52

Pour ceux qui ont un peu de mémoire, je vous ai déjà parlé de Warren Ellis sur ce blog. Parce que c'est un auteur de premier plan de comic books d'une part, et parce que j'avais adoré son tout premier roman que je vous avais chaudement recommandé ici, Artères souterraines.

 

Avec Gun Machine, Warren Ellis récidive dans le monde du polar, quatre ans après sa première incursion dans le genre. Et pour ceux qui se souviennent avoir lu ma critique de son premier roman, je m'excuse platement car il va falloir que je me répète un tantinet.

 

Warren Ellis est un auteur clairement à part. Un surdoué dans son domaine. Je ne vais pas vous refaire la liste complète de ses œuvres où vous dénicherez quelques-unes des bd américaines les plus marquantes des dernières décennies (au hasard Transmetropolitan ou The Authority), mais je vous le dis comme je le pense : ce type connaît son affaire. J'ai l'habitude de le lire quand il est scénariste de comics, mais avec son deuxième roman je commence à vraiment trouver que le britannique fou devrait plus souvent laisser libre cours à sa plume d'écrivain, parce qu'il assure bien comme il faut aussi dans le genre littéraire l'énergumène.

 

Dans Gun Machine, on démarre avec un duo de flic façon bad cop / good cop : du grand classique. John Tallow est une caricature-née du flic désabusé. Des états de service en berne, célibataire qui ne rechigne pas à s'envoyer une bouteille de whisky de temps en temps, complètement dépassé, à la ramasse physiquement depuis que les années se sont installées, il n'est pas du genre populaire au sein du NYPD. Tout le contraire de son ami et coéquipier, Jim Rosato, dynamique et alerte, aimé et respecté de tous. Sauf que c'est Jim qui se fait descendre au cours d'une intervention face à un forcené d'un immeuble délabré de Manhattan. Une bastos envoie sa cervelle repeindre le mur de la cage d'escalier. John voit rouge et vide son chargeur sur le type, défonçant au passage le mur d'un des appartements du palier. Et quand les flics inspectent l'appartement en question, c'est la stupéfaction : il y a là une multitude d'armes à feu fixées aux murs, suivant un bien étrange ordonnancement. Après analyses, toutes correspondent à des affaires de meurtres non-élucidées, certaines remontant à plus de vingt ans ! Déjà pas en odeur de sainteté auprès de sa hiérarchie, Tallow n'avait pas besoin de ça pour s'attirer la colère de ses supérieurs et l'animosité de ses collègues : non content d'être celui des deux que personne n'aime qui a survécu à la fusillade, il leur apporte une avalanche de cold cases à rouvrir avec cette découverte. C'est donc lui qui se voit chargé d'élucider les affaires liées à cette cache d'armes, avec pour seule aide deux doux-dingues de la police scientifique qu'on lui assigne. Pendant ce temps, dans les rues d'une ville quasi-organique dans sa description, erre un chasseur. Un chasseur dont l'esprit navigue entre le Manhattan moderne et le lieu tel qu'il était avant que les colons blancs ne débarquent sur cette terre amérindienne... Un chasseur qui compte bien récupérer ses armes.

 

Ce résumé du début illustre ce qui se confirme au cours de la lecture : avec son second roman, Warren Ellis reste un peu plus dans les standards du polar, alors qu'il avait proposé quelque chose de très décalé qui piochait ouvertement dans différents genres avec Artères souterraines. Mais cette image de classicisme n'est qu'un vernis, Ellis reste Ellis, et il n'est jamais plus lui-même que lorsqu'il parvient à injecter une part de (sa propre ?) folie à son récit, bien souvent par l'intermédiaire de certains personnages. Et il ne s'en prive pas dans Gun Machine, où le personnage du tueur en série (car avec ses centaines de contrats mortels remplis, je pense qu'il mérite ce titre) est un véritable psychotique de haut-vol, vivant en quasi-permanence dans l'illusion d'un environnement hybride entre modernité de la ville et retour à la nature du lieu tel qu'il existait avant que les amérindiens en soient délogés par les colons européens. Un fou dangereux, littéralement. Des personnages décalés mais dans un genre plus loufoque, on en croise également avec Bat et Scarly, les officiers de la police scientifiques qui secondent Tallow. La patte Ellis est indéniable.

 

D'ailleurs on retrouve dans ce polar bien d'autres caractéristiques qui lui sont propres et qu'on ne peut s'empêcher de relever dès lors qu'on a déjà lu un certain nombre de ses comics. Les dialogues par exemple : Warren Ellis excelle dans le domaine, il aligne les punchlines et est passé maître de la répartie à l'humour bien senti qui fait mouche. Il le prouve une fois de plus dans ce roman.

On note également des thèmes qui sont chers à l'auteur et qu'il aime à traiter d’œuvre en œuvre. Notamment ici, la ville, qu'il développe tel un personnage à part entière. Intéressant de se rappeler que Ellis a créé dès 1996 (co-créé avec Tom Raney aux crayons pour être exact) un personnage de comics* du nom de Jack Hawksmoor qui possède un lien physique avec les villes, dont il se nourrit littéralement puisqu'elles sont la source de sa force et de son agilité qu'il puise en elles.

Régulièrement aussi, Ellis insère dans ses histoires des références fouillées et très précises à l'Histoire contemporaine dont il semble féru, comme on peut par exemple s'en rendre compte aussi bien dans son précédent roman que dans celui-ci, ou encore dans des comics tels que Planetary par exemple.

 

Clairement on peut dire que Gun Machine est de facture plus classique que le roman précédent, dans ses thèmes et sa construction en tout cas, moins délirant, moins touche-à-tout, moins bordélique. Mais on conserve un ton acide, percutant, un humour bien présent, un rythme soutenu, une fluidité et une maestria dans les dialogues. Et on sent cette folie propre à l'auteur qui n'est jamais très loin, comme un carcan intangible dans lequel évoluent les personnages que développe Warren Ellis.

 

Vous l'aurez sans doute compris depuis le début de cette chronique : je conseille sans hésiter la lecture de ce roman !

* Pour ceux que ça intéresse, Jack Hawksmoor apparaît pour la première fois dans Stormwatch #37 et sera un des piliers de l'équipe The Authority par la suite dans le comics éponyme.

 

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18 mai 2020 1 18 /05 /mai /2020 07:26

Quel drôle de roman:fable que ce livre là !

Tout, de son format à son contenu, le fait sortir de l'ordinaire.

 

À commencer par son quatrième de couverture, qui tient en une seule phrase : « Dans mon souvenir, les années 2000 forment un long blockbuster traversé çà et là par des super héros. »

Énigmatique n'est-ce pas ? Tout comme Zoo : clinique, un titre:bizarre, vous en conviendrez.

 

Pas facile du reste d'en faire un résumé. Le roman de Patrice Blouin est une uchronie dont l'événement divergent est daté au printemps 1999. L'année où apparaît le premier homme:animal, un hom:gator pour être précis. Apparu en Floride, logique. L'épidémie s'est alors doucement propagée au monde entier. D'ailleurs peut-on parler d'épidémie ? Car il n'y a aucun signe de contagion, pas plus que de parenté visible entre les personnes qui mutent du jour au lendemain. Qu'il s'agisse d'une fem:ourse, d'un hom:dogue, d'une fem:singe ou encore du plus étonnant (comme si ce genre de mutation homme:animal ne l'était déjà pas suffisamment) hom:jument ! Vous croiserez également quelques enfants:lézards et plusieurs espèces d'hom:oiseaux... Le monde a alors changé, et dans plusieurs grandes villes ont été créés des zoos:cliniques, des lieux consacrés où sont regroupés les mutants, où on les soigne et où on les étudie. Officieusement cela permet aussi de les maintenir à l'écart de la population « normale ». Carlo Ginsburg* y officie en tant que rédacteur:infirmier, chargé de l'entretien et du bien-être des mutants, mais aussi de recueillir des témoignages:interviews sur les sensations nouvelles procurées par leurs corps hybrides inédits.

 

J'ai rarement écrit un résumé de roman aussi barré que celui-ci, je m'en rends compte !

 

L'histoire donc, sort de l'ordinaire, ainsi en va-t-il de la construction du récit. Le format ultra-court (120 pages d'une maquette très aérée) ne laisse pas place à de longs développements. Les raccourcis sont nombreux, les événements parfois survolés assez rapidement, tout se passe comme si Patrice Blouin refusait obstinément d'entrer dans les détails et de céder à la tentation de l'étalement comme le premier G.R.R. Martin venu qui serait tombé sur une idée à haut potentiel. Pourtant l'univers à peine esquissé par Patrice Blouin paraît riche, et on imagine sans peine le trésor de déclinaisons et de pistes à explorer qu'il renferme. Mais non, ce travail-là semble avoir été réservé au lecteur, pour -selon son profil- son plus grand plaisir ou sa plus intense frustration.

Pour en revenir à la construction même du récit, ce dernier oscille entre des passages de la vie de Carlo Ginsburg et des extraits d'interviews:confessions de mutants.

 

En ce sens, j'ai trouvé le roman un peu obscur, peu aisé à déchiffrer, laissant volontairement de larges zones d'ombres qu'il conviendra de combler au lecteur. Pourtant l'ensemble est intriguant à n'en pas douter. Intéressant également, pas son concept hors normes. À la lecture de Zoo : clinique apparaissent certainement nos habitudes:facilités de lecteurs:enfants qui ont l'habitude d'être pris par la main et qu'on laisse rarement se débrouiller seuls devant un texte vaporeux et avare en détails...

 

On a clairement des pistes thématiques qui mènent à des réflexions sur l'évolution comme sur la condition humaine, sur la peur de l'inconnu, sur des sujets plus à la mode comme la mutation voire les super-pouvoirs qu'on a plutôt l'habitude ces derniers temps de considérer comme l'apanage de super-héros en costumes bariolés. Et puis en toute fin de son roman:fable, Patrice Blouin glisse malicieusement une explication possible à toutes ces mutations improbables, qui tout à coup font basculer le livre dans un autre registre du roman à coloration fantastique... mais trop tard, c'est déjà la fin. Comme pour le reste du roman, ce sera à vous de voir ce que vous ferez de cette révélation : en développerez-vous vous-mêmes les ramifications ou vous laisserez-vous porter cahin-caha par cette conclusion abrupte tout comme par le reste du texte ?

* Contrairement au premier rapprochement réflexe que j'ai fait entre ce nom et celui de Lucien Ginsburg, plus connu sous le patronyme de Serge Gainsbourg, il semblerait que le nom de Carlo Ginsburg fait directement référence à l'historien italien contemporain Carlo Ginzburg qui a fait de la microhistoire sa spécialité, préférant les études de témoignages précis pour coller au plus près à la réalité historique de personnes plutôt qu'à l'étude plus large d'une période ou d'un peuple.

 

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