J’aimerais simplement que cela s’arrête.
Cette solitude. Cette tristesse. Ce grand vide. Ce froid qui ne me laisse aucun répit…
J’en ai eu plus que ma part et j’en ai assez. Vraiment.
Est-ce le prix à payer pour avoir eu une belle vie ? Ou dois-je payer pour un péché que j’ignore ? À la mesure de la punition, il a dû être immense. Je ne vois pourtant pas ce que j’ai pu faire pour mériter cela. Je crois simplement que c’est la vie qui est injuste, comme le disait mon père. Ou bien était-ce maman qui disait ça ? Je ne suis plus sûre. Je confonds tout. Mes souvenirs se mélangent parfois, ils sont pourtant bien vivaces dans ma mémoire. Ils sont mes derniers compagnons. Grâce à eux, je revois des couleurs flamboyantes, j’entends à nouveau des rires et des chants. J’oublie l’ennui, je survole le temps qui passe alors que moi je reste là, figée. Je leur pardonne de parfois s’embrouiller dans mon esprit.
À mes enfants non plus je n’en veux pas. Ils ne pouvaient plus s’occuper de moi. Perdre son autonomie, c’est peser sur les autres. En perdant la possibilité de marcher, j’ai perdu ma liberté de mouvement, et j’aurais trop entravé la leur si j’étais restée.
Je m’en veux à moi, eux n’y sont pour rien. Et depuis quand ne peut-on plus aller aux toilettes seule ? Dans cet endroit que je connaissais à peine, qui n’était pas chez moi, dont je n’avais pas l’habitude... Seule j’y ai été quand même. Et seule, je suis tombée. Évidemment.
Quelle gourde j’ai été.
Col du fémur cassé. Fracture du poignet. Des bleus sur tout le côté. Je ne suis pas tombée de haut pourtant, moi qui me suis ratatinée avec les années. Mais cela a suffi.
Anesthésie, opération. Les docteurs craignaient que je ne me réveille pas. Si seulement ils avaient eu raison. Mais non. Mes os ont cassé, mais mon cœur n’a pas lâché. Il est décidément increvable. C’est à cause de lui que je suis encore ici. C’est sa faute si je me retrouve dans cet Ehpad. Un mouroir oui ! Entre ceux qui n’ont plus la force de vivre et celles qui ont juste oublié qu’elles vivent parce que leur esprit s’en est allé ailleurs, il n’y a que moi qui résiste encore et toujours, et qui pour mon plus grand malheur, ai conservé la faculté de m’en rendre compte. À chaque instant.
Je me maudis. Je maudis ce corps qui part en déliquescence et je maudis ce cœur qui refuse d’abdiquer. Combien de battements a-t-il donc encore en réserve, c’est insensé ! Ils me promettaient toujours tous que je deviendrai centenaire, j’espère qu’ils se trompaient. Je prie chaque jour pour que cette promesse ne se transforme pas en malédiction.
Quand on est jeune, quand on est vif, quand on pense au lendemain, le temps file si vite. Mais quand la vieillesse vous cloue dans un lit, le temps ne s’écoule plus. Il se distend, il se fait torture. Chaque minute devient une heure. Chaque jour paraît des semaines. Mon présent est un carcan, une prison immobile. Et mon futur n’est que l’éternel recommencement de mon présent. Alors je n’ai plus que le passé où réfugier mes pensées.
Là-bas au moins, elles s’y sentent bien. Dans le passé, je retrouve un peu de liberté. Et le mien est si vaste que j’ai le choix de mon lieu d’évasion.
Alors qu’ici et maintenant, je vis dans le brouillard et dans un silence ouaté permanent.
Je n’entends presque plus rien. J’ai beau tendre l’oreille. Quand on me parle, la plupart du temps je ne m’en rends même pas compte. Parfois je perçois des sons, si mon interlocuteur élève la voix. Je demande pardon, je fais répéter. J’entends d’autres sons, à peine plus fort, mais je ne saisis toujours pas. Je finis par répondre au hasard, souvent je dis juste oui sans comprendre, je n’aime pas contrarier les gens. Mais je ne peux plus tenir de conversation. Alors je me tais, me contente d’un soupir, j’essaie de sourire malgré tout quand j’en ai la force. Je sais bien qu’ainsi, je participe à l’édifice du mur de silence qui se construit autour de moi et m’isole du monde, mais quel autre choix ai-je ?
Quant à mes yeux, eux non plus ne me servent plus à grand-chose. J’aurais peut-être dû accepter cette opération de la cataracte il y a quelques années, j’y verrais un peu mieux aujourd’hui, va savoir. Mais pour le peu de temps qu’il me restait, avais-je pensé à l’époque, j’avais préféré m’éviter un embêtement inutile. Je dois bien avouer que ça me faisait un peu peur aussi. Quinze ans plus tard, je suis toujours là, mais mon monde s’enténèbre de plus en plus chaque jour. Je ne reconnais plus les gens. Parfois, je ne les vois même pas. Je mange à tâtons, sans savoir ce que j’avale. Même mon goût me fait faux bond, ou est-ce ce qu’on mange ici qui est insipide ?
J’aime pourtant regarder par la fenêtre. Les branches des arbres. Les oiseaux. Les voitures qui passent. Enfin, j’aimais. À présent, je devine à la clarté de la fenêtre le temps qu’il fait dehors. Le téléviseur de la chambre m’est devenu totalement inutile. Trop petit. Trop loin. Dommage, j’aimais bien aussi. Avant.
Alors il me reste mes pensées. Je m’y plonge en fermant les yeux. Ou en les gardant ouverts, ça ne change plus grand-chose de toute façon. J’y retrouve mes sœurs, mes frères. Mes parents. Mon mari. Mes amis. Tous partis avant moi, en me laissant le triste privilège de devenir l’unique doyenne. En me laissant seule surtout.
Je revois la guerre, les Allemands, mes frères partir en uniforme, un seul revenir. Je pense au chagrin de ma mère, à mon père qui s’est un peu plus enfermé dans le silence et la colère. Sa façon à lui de ne pas pleurer.
Maman. Je suis bien plus vieille qu’elle ne l’a jamais été, pourtant je me sens comme une enfant à chaque fois que je pense à elle. Quelle chance elle a eue de mourir chez elle. Je suis heureuse qu’elle n’ait pas connu le même sort que moi, elle qui avait si peur des hôpitaux et des docteurs, ce malheur au moins lui a été épargné.
Je me revois dans ma maison. J’y ai vécu soixante-treize ans. J’ai une vie entière de souvenirs là-bas. J’y ai laissé mes meubles quand je suis partie, mais les souvenirs, je les ai tous emportés avec moi. Au chaud, dans ma mémoire. Et dans mon cœur. Heureusement, ils m’ont suivi jusqu’ici aussi.
Le lavoir de quartier, la cuisinière à bois, avant qu’on ait l’eau courante et l’électricité. Et puis tout est arrivé à la chaîne : la voiture, les premières vacances avec les enfants à la mer, la télévision, la salle de bains. La première machine à laver, quelle révolution !
Les fêtes de famille, les mariages, les communions. Ça nous en a fait des joies, des rires, des bons moments. Des larmes aussi. C’est la vie. Mais c’était une belle vie. Pleine. Heureuse. En famille.
Tant de souvenirs. Que je chéris, qui m’habitent. Qui sont la dernière chose que je possède.
Certains jours j’ai l’impression d’y revoir. D’entendre à nouveau. Des gens viennent me visiter, me parlent. C’est agréable de les écouter, de croiser du monde. Alors je souris pour leur montrer que je suis heureuse de leur venue. Parfois ma fille me demande à qui je parle, elle n’a pas l’air de les voir. Mais ce n’est pas grave, je profite de leur présence tant qu’ils sont là. Car le reste du temps, je me sens si isolée, si abandonnée. Je sais que mes enfants ne m’ont pas abandonnée, ils viennent me voir tous les jours. Les autres pensionnaires aimeraient en dire autant. Je sais. Mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi : je me sens si seule malgré tout. Seule dans le brouillard. Seule dans le silence. Seule dans ma tête. Plus personne de ma génération pour parler du bon vieux temps. Il n’y a plus que moi pour me souvenir. Mon époux me manque. Mes sœurs me manquent. Je pense beaucoup à eux, j’aimerais tant les retrouver.
Je prie chaque jour pour avoir enfin cette chance. J’ai fait plus que mon temps ici. J’aimerais que ça s’arrête maintenant. Que je puisse enfin me reposer.
Mais mon cœur, lui, ne veut pas s’arrêter de battre.
Alors j’attends.