73. Ce n’est pas l’âge de ma grand-mère, mais le nombre d’années pendant lesquelles elle a vécu dans le même appartement. Du 1er octobre 1946 au 26 octobre 2019, ce qui fait 26 688 jours pour être tout à fait exact. Elle y a emménagé peu de temps avant son 19ème anniversaire, le 1er octobre 1946, un an après la guerre et le retour de mon grand-père du front de l’Est. En tant que mineur de fond aux Mines De Potasse d’Alsace, ce dernier a eu droit à un logement des mines, au premier étage d’une maison mitoyenne découpée en 2 entrées et 4 appartements. Un logement de 4 pièces, avec une cave, un grenier, et un morceau de terrain pour y entretenir son potager, juste à côté du poulailler. C’était avant que n’arrive l’eau courante chez les particuliers, c’était bien avant que tout un chacun possède sa propre voiture, et c’était longtemps avant que les télévisions fassent partie du mobilier d’intérieur de base. Une cuisine, un salon et deux chambres : c’est là que mes grands-parents ont élevé leurs 4 enfants. Nul doute que par moment ça a dû leur paraître serré, mais ils ne s’en sont jamais plaints, et ça ne les a pas empêchés de mener une vie de famille heureuse. Et quand l’eau courante est enfin arrivée dans le quartier, mon grand-père a aménagé une salle-de-bain dans un petit réduit sous les combles à l’inter-palier entre le premier étage et le grenier. Oh pas un truc immense hein, 2-3 mètres carrés tout au plus, juste de quoi placer un tout petit lavabo et une mini-baignoire sous la pente de toit. Mais c’était une salle-de-bain à la maison, rendez-vous compte du luxe ! Et puis à l’inter-palier entre le rez-de-chaussée et le premier, a été casé un WC, le comble de la modernité comparé à toutes ses maisons équipées de toilettes au fond du jardin. Quant à la cuisine il a pu y installer une machine à laver… finie la corvée du lavoir de quartier pour ma grand-mère ! Une révolution !!
Et quand mon grand-père à pu s’offrir sa première Renault 4CV, une propulsion à boîte 3 vitesses, il a construit de ses mains un garage en bois à côté du jardin, ça avait de la gueule !
92. C’est l’âge de ma Mamama depuis lundi 28 octobre 2019. Après 73 ans dans son appartement, dont une quinzaine d’années seule après que mon Papapa se soit éteint, elle a décidé qu’elle ne se sentait plus de vivre seule et de passer un hiver supplémentaire seule chez elle. Et puis elle s’est rendue compte que malgré ses genoux de jeune fille (magie des prothèses !) le souffle commence à lui manquer pour monter toutes ces marches. D’autant que des marches, elle doit s’en taper une petite volée également pour aller au WC qui se trouve sur le palier…
Mamama fête ses 92 printemps !
22. C’est le nombre de marches entre l’entrée de la maison et l’entrée de son appartement. Si l’on part sur une moyenne de seulement 2 sorties par jour, ma grand-mère a gravi au bas mot 1 174 272 marches pour rentrer chez elle, et descendu autant pour faire ses courses, amener les enfants à l’école ou aller suspendre le linge dans le jardin. Et la moyenne de deux par jour est à coup sûr une estimation très basse… C’était en tout cas bien 22 marches qu’elle grimpait tous les jours jusqu’au 26 octobre 2019 en rentrant de son repas de midi pris chez ma maman. À l’aube de ses 92 ans, l’effort prend une toute autre dimension je trouve !
2. C’est le nombre d’heures qu’il nous aura fallu pour la déménager de chez elle, et emporter toutes les affaires qu’elle va retrouver dans la chambre qui lui a été réservée et préparée chez ma maman. Une armoire, sa télévision, son fidèle fauteuil sur lequel elle s’installe pour regarder chaque jour Slam et Questions pour un champion, une table, quelques chaises, sa radio, les cadres et photos accrochées au mur, des papiers, diverses affaires, les souvenirs d’une vie entière passée à cet endroit… le reste est demeuré sur place, vestige d’un passé révolu.
J’ai du mal à m’imaginer ce que 73 ans de souvenirs au même endroit peuvent bien représenter. Ça doit être énorme. Vertigineux. Une vie entière quasiment.
Moi qui ai toujours connu cet endroit, j’ai près de 44 ans de souvenirs rattachés à cette maison, et ça fait déjà beaucoup. Ce fut le premier endroit où j’ai dormi encore tout nourrisson, une fois sorti de l’hôpital qui m’a vu naître. C’est devenu ma seconde maison quand mes parents ont emménagé au 7 rue du stade, à 50 mètres du 1 rue du stade, l’adresse de mes grands-parents. Où que je pose mes yeux dans cet appartement, un souvenir surgit. Mille émotions. Mille moments de bonheur…
La table du salon, où j’ai passé tant d’heures à jouer aux échecs avec mon grand-père qui m’a appris les règles de ce jeu.
Cette même table où ma grand-mère étalait ses nouilles faites maison pour les faire sécher. Et où le chien ne ratait jamais l’occasion de sauter quand il n’y avait personne, ça lui permettait de voir par la fenêtre ! Mais ses pattes laissaient sur la nappe des traces qui le trahissaient et c’est les oreilles baissées que démasqué, il allait tout penaud, au coin, comme un enfant, bien conscient d’avoir bravé une interdiction…
Le fauteuil de ce même salon, où mon grand-père avait l’habitude de faire ses mots fléchés. Où bien souvent aussi il piquait une petite sieste après le repas de midi, ses ronflements ne tardant jamais trop à se faire entendre…
Bon le fauteuil c'était bien, mais le canapé pour la sieste ça le faisait aussi... (1985)
La télévision antédiluvienne mais si moderne à l’époque, avec ses boutons lumineux activés par simple contact, même pas besoin de les enfoncer !! Avec au-dessous du poste un appareil bizarre avec un gros bouton tournant qui faisait un barouf d’enfer et qui permettait de faire bouger l’antenne sur le toit et de la rediriger !! Révolutionnaire !! Grâce à lui on pouvait capter les chaînes françaises, suisses et allemandes. Je me souviens aussi du jour où cet engin du diable a pris feu alors que j’étais assis devant la télé, j’étais encore petit et ma jambe dans le plâtre m’empêchait de bouger… Mes cris ayant alerté ma grand-mère dans la cuisine, elle n’a pas cherché longtemps avant de balancer la machine par la fenêtre du premier, manquant de peu d’assommer mon grand-père qui passait par là à ce moment… cette trouille ! Et surtout ensuite, cette rigolade !
Le grand lit double (pas un lit deux places, mais deux lits une place, accolés l’un à l’autre, ça faisait encore plus de place !) dans la chambre de mes grands-parents. Quand je restais chez eux dormir, j’avais parfois le droit de me mettre au milieu entre eux…
La chambre du fond, celle de mon plus jeune oncle Laurent qui a pile 10 ans de plus que moi, et que j’avais le droit d’aller réveiller le week-end ! C’est dans cette même chambre que pendant une fête de famille, mon cousin Aymeric et moi avions enregistré une cassette sur mon petit magnétophone portable, on y faisait des imitations comme dans le Bébête-show qui faisait fureur au début des années 1980.
La cuisine, quand à 17h00 c’était l’heure du casse-croûte avec mon grand-père. Un peu de saucisse, du pain, de la moutarde condiment et des cornichons. Là qu’il me faisait réviser mes premiers cours de géographie. Le nom des continents et des océans. Le panier du chien, Pilou, mon meilleur ami, coincé entre le conduit de cheminée et le meuble sur lequel était posée la radio.
Pilou : un allié de choix quand il s'agissait de débusquer les chocolats cachés dans le jardin à Pâques ! (1981)
Et puis la salle de bain… dans notre logement des mines, voisin de celui de mes grands-parents, il n’y avait pas de salle de bain, alors c’était chez eux que je venais profiter de la baignoire où je pouvais barboter un temps qui me paraissait infini, avec mes playmobils on avait du mal à m’en faire ressortir ! Encore 5 minutes maman s’il-te-plaît, on n’a qu’à refaire couler un peu d’eau chaude !!
Les escaliers des communs où ma grand-mère disposait des pots de fleurs pour décorer… gamin j’adorais les orvets et je connaissais tous les endroits où on pouvait en trouver pas trop loin de chez moi, en bordure de champs et de forêt… et j’aimais bien en ramener avec moi, mais interdiction d’entrer chez ma grand-mère avec ! Alors je les déposais dans les fameux pots de fleurs en attendant, c’était bien pratique. Un peu tête en l’air, je ne pensais pas toujours à les récupérer en partant. Ce qui a provoqué une belle peur à ma grand-mère quand un jour, pensant ramasser une ficelle, c’est un orvet qui s’est enroulé autour de ses doigts !!
La cave où co-habitaient l’établi de mon grand-père et les étagères pleines de bocaux de conserves faits par ma grand-mère. C’était là aussi où il faisait fermenter le chou à choucroute. Cette cave dans laquelle aujourd’hui je ne peux même pas me tenir droit, j’ai quelques centimètres de trop pour ça…
Marie à côté du sapin de Noël replanté (1987) : les deux ont aujourd'hui bien grandi ;-)
Le jardin, où chaque platebande était délimitée au cordeau, mon grand-père ne plaisantait pas avec ça, tout était mesuré au centimètre près… C’était là aussi où il avait planté ses rosiers qui faisaient sa fierté. Le lilas au fond du jardin marquait de ses fleurs chaque retour du printemps. Le mirabellier du voisin et ses jolis fruits jaunes, le tilleul dont les fruits sous forme de boules accrochées à une sorte de petite feuille tombent en tournoyant comme des mini-hélicoptères à une seule pale… Et dans le petit carré de gazon qui échappait au potager, je me souviens encore quand il a planté le sapin de Noël en pot. L’arbre est toujours là et il a bien grandi, il fait plusieurs mètres aujourd’hui.
Je pourrais comme ça décliner à l’infini les exemples.
Alors imaginez la somme de souvenirs qui doivent se bousculer dans l’esprit de ma grand-mère…
Je lisais il y a peu de temps qu’un déménagement, même voulu, même pour un lieu de vie plus agréable, est toujours difficile à vivre, a toujours un véritable impact psychologique et peut s’avérer émotionnellement violent. Elle qui était, avec les années, devenue la doyenne de son quartier n’avait jamais déménagé depuis ses 18 ans !! Pourtant elle n’a rien laissé paraître de tout ça. Et quand est arrivée l’heure de Questions pour un champion, ce samedi de bouleversement de toute une vie, elle s’est simplement installée devant sa télévision, sur son fauteuil, dans sa nouvelle chambre.
Ça doit être ce qu’on appelle le courage. La force de caractère. Ou peut-être tout simplement la sagesse.
J'aurai 92 ans dans 2 jours et j'ai passé 26 688 jours dans la même maison, je suis, je suis ?...
PS : Comme toujours, merci à ma petite sœur pour ses talents de photographe et pour les scans de vieilles photos...