Il y a des gens complètement barrés dans leur tête. Il y en a même un sacré paquet en fait. Parmi ces gens il y en a parfois l’un ou l’autre qui débordent de talent. Et c’est énervant, parce que ceux-là sont capables de produire des œuvres qui cumulent tout ce qui fait qu’on ne peut qu’aimer. Je pense que le génie est une forme avancée de folie. Et Warren Ellis est un génie. Ou un fou. À vous de choisir ce qui le décrit le mieux.
Pour les non-adeptes de comics je fais les présentations rapidement. Car Warren Ellis vient du monde des comics. C’en est même un des scénaristes actuels les plus marquants. Le britannique est très prolixe et touche-à-tout. S’il a bossé sur des séries des Big Two (Marvel & DC) et pas des moindres (Batman, JLA, Iron Man, Ultimate Fantastic Four, etc.), c’est néanmoins pour des labels moins mainstreams qu’il aura pondu ses meilleurs scénarios. Que ce soit avec les aventures du journaliste-punk de Transmetropolitan (chez DC-Vertigo), la refonte de Stormwatch puis les débuts de The Authority (chez Wildstorm), un run court mais intéressant sur Hellblazer (chez DC-Vertigo) ou la sublime série Planetary (chez Wildstorm), Warren Ellis a des idées à revendre et un style de narration qui n’appartient qu’à lui. Certains diront « rentre dedans », d’autres diront plutôt « trash ». Moi je le trouve avant tout percutant et j’adore son humour, souvent noir, parfois cynique. Mais surtout j’aime l’intelligence avec laquelle il mène ses histoires. Sa culture pop, ses références. Et c’est tout ça qu’on retrouve dans son premier roman, Artères souterraines. Sauf que pour la première fois, ses mots ne sont plus appuyés par les illustrations d’un dessinateur. Mais bien loin de perdre en force, Ellis démontre que son talent d’écrivain et de narrateur il ne le doit qu’à lui seul. Et que ses mots savent produire un effet bœuf, avec ou sans dessins comme support visuel.
Alors de quoi ça parle ? Eh bien Ellis nous propose de suivre les pérégrinations d’un parfait loser, le détective privé Mike McGill, qui navigue d’affaires nazes en enquêtes pourries, dans la dèche totale et sans la moindre lueur d’espoir d’en sortir un jour. Il se définit lui-même comme un « aimant à merde ». Ça situe le bonhomme. Tout va changer quand débarque dans sa vie de paumé, rien moins qu’un haut responsable de la sécurité de la Maison Blanche. Il a pour le détective une mission qui sort des sentiers battus : retrouver une version inédite et secrète de la Constitution des États-Unis, écrite à la main par les Pères Fondateurs. Perdue dans les années 50 et passée de mains en mains depuis (et pas des plus recommandables), ce livre serait le seul à pouvoir remettre le pays dans le droit chemin, lui redonner sa grandeur et sa morale. McGill se fiche pas mal du truc, mais pas du demi million qu’on lui offre en récompense s’il réussit. La quête commence alors, et sera l’occasion de se plonger dans ce que l’Amérique propose de pire en termes de perversités et de déviances en tous genres…
Bon dit comme ça, ça fait un peu scénar de série B sous acide saupoudrée de quelques clichés bien sentis. Alors qu’en fait, s’il y a bien une chose que je peux vous assurer la main sur le cœur / la bible / les couilles (gardez la proposition qui a le plus de sens et de… valeur à vos yeux), c’est que vous n’avez jamais rien lu de pareil. Pas même d’approchant. L’univers de Warren Ellis est pour le moins unique, et n’importe quel lecteur, pour peu qu’il soit équipé d’un brin de jugeote et d’un minimum de bonne foi, pourra en attester.
C’est rocambolesque, saugrenu, énorme parfois, c’est choquant, trash et potache souvent, mais c’est toujours inattendu et drôle à faire peur. Un bon scénariste ne fait pas systématiquement un bon écrivain, mais dans le cas de Warren Ellis on a touché le jackpot : ceux qui le connaissent par ses comics ne pourront qu’aimer sa prose, et ceux qui le découvrent par ce roman n’auront plus aucune excuse digne de ce nom pour ne pas se mettre à lire des comics, à commencer par les siens bien entendu (et puis vous pourrez doucement et sans douleur glisser vers quelques-uns de ses pairs tels Garth Ennis ou Alan Moore).
En outre, son expérience dans la bande dessinée lui confère un avantage certain et qui saute aux yeux du lecteur dès les premières pages : le gus sait écrire des dialogues. Entre l’art de la punchline et le sens de la répartie, Warren Ellis se pose là.
Une autre de ses bonnes habitudes de scénariste de premier plan qu’il aura parfaitement su transposer au média roman, c’est sa maîtrise du rythme. Pour ça pas de lézard, on ne s’ennuie pas une seconde à la lecture de ce bouquin. Pas de ventre-mou, pas de perte de vitesse, la mécanique est parfaitement huilée et ça roule tout seul.
Et enfin pour rassurer un peu ceux qui, peut-être, seraient méfiants et craindraient un trop plein de violence gratuite, de vulgarité crasse et de déviances sexuelles assumées (paraîtrait que dans ce livre des types s’enfileraient des autruches !?!), sachez que le britannique fou qui a écrit ces pages n’est pas uniquement capable d’aligner des gros mots, de la barbaque et quelques bouts de fesses. Le gars a une plume, une vraie. Et pas besoin de le prier pour qu’il s’en serve. Ne soyez donc pas étonnés de trouver au sein même de ce roman qui pourtant ne fait rien pour qu’on s’y attende, d’authentiques morceaux de poésie et de sensibilité. Oui messieurs-dames ! Vous ne me croyez pas ? Lisez Artères souterraines sans attendre, vous m’en direz des nouvelles.