On a souvent tendance à faire une distinction nette entre les scientifiques et les littéraires, au lycée par exemple où cet étiquetage instaure une véritable séparation entre les filières. Ce qui est non seulement très dommage, mais surtout infondé selon moi. Combien d'éminents scientifiques sont aussi de remarquables manieurs de mots ? Combien l'Histoire compte-t-elle de mathématiciens ou de physiciens également philosophes à leurs heures ? Tel Jules-Henri Poincaré par exemple, ingénieur, mathématicien, physicien et philosophe français de la fin de XIXème – début du XXème siècle. Poincaré a été un des précurseurs majeurs de la théorie de la relativité restreinte, mais aussi celui qui fut à l'origine de la fameuse théorie du chaos.
Admirez le subtil art de la transition dont je fais preuve : le héros de La Théorie du chaos de Leonard Rosen est justement Henri Poincaré, l'arrière-petit-fils du renommé scientifique ! Loin d'avoir suivi les traces de son aïeul, Henri est flic à Interpol, et ses états de service font de lui l'un des plus fiables et efficaces enquêteurs de la maison. Après trente années de bons et loyaux services, il caresse l'idée de prendre une retraite bien méritée, dans sa maison retirée en Dordogne, et de prendre enfin le temps de profiter de sa femme, de son fils et de ses petits-enfants. Il sort d'une longue et difficile enquête qui lui aura permis de mettre sous les verrous le criminel de guerre Stipo Banović, traduit devant la Cour Internationale de Justice de La Haye pour crimes contre l'humanité. Mais ce dernier a la rancœur tenace, et jure de se venger du policier français. Qu'importe, Poincaré se voit embarqué dans une nouvelle enquête quand un jeune mathématicien prodige, James Fenster, trouve la mort dans une explosion peu avant d'intervenir au sommet de l'OMC à Amsterdam. Mais qui peut en vouloir à un mathématicien et surtout pourquoi ? Dès le départ l'enquête s'annonce hors du commun : l'explosif qui a été utilisé pour tuer Fenster s'avère être un dérivé de la recherche spatiale, le perchlorate d'ammonium... Placé à la tête d'une équipe d'enquêteurs internationaux, le policier français hésite à suivre la piste qui semble lier la mort de Fenster à un récent attenta à l'explosif à Naples et à un assassinat ciblé à Barcelone. L'intuition de Poincaré lui souffle que la clé du mystère se trouve dans les travaux du spécialiste des fractales James Fenster...
Vous l'avez peut-être remarqué dans mon bref résumé du début de ce thriller, c'est plutôt dense en éléments. Et encore, j'aurais pu citer la secte apocalyptique des Soldats de l'Enlèvement, le ponte de la haute finance ou l'altermondialiste péruvien qui prône le retour de l'économie aux peuples indigènes...
Certains trouveront peut-être que le récit souffre de trop de détails à intégrer, moi j'y ai vu non seulement un parallèle évident à la théorie du chaos qui traite des systèmes complexes et multifactoriels, mais aussi un background riche qui donne de l'épaisseur et de la crédibilité aux événements comme aux personnages. On échappe ainsi clairement à la caricature et aux formules toutes faites de certains polars d'auteurs ultra-rôdés en la matière. D'ailleurs je précise qu'il s'agit ici d'un premier roman.
Dans le genre « on sort des clichés » l'auteur coche par ailleurs plusieurs particularités que je trouve pour ma part remarquable. Tout d'abord, pour un écrivain américain choisir un héros français, ça n'est pas très courant ! De ce point de vue aussi, je m'empresse d'ajouter que rien ne laisse déceler que l'auteur est américain dans sa description du personnage, de sa vie privée et des décors français de l'histoire. Pas de fausse note, pas de cliché, pour peu qu'on ne connaisse pas la nationalité du romancier, on pourrait sans peine penser qu'il s'agit d'un polar français.
Autre particularité : Leonard Rosen ne joue pas sur le registre de l'action échevelée et du rythme haletant. L'enquête qu'il déroule est au contraire faite de réflexion, de sensibilité, d'intuition bien plus que d'échanges de coups de feu ou de scènes de course-poursuite.
Et ce qui m'aura le plus marqué parce que je l'ai rarement vu pratiqué avec autant d'âpreté et de jusqu'au-boutisme, c'est la façon dont l'auteur ne ménage pas son héros. Alors que le roman débute en se permettant de faire quelques petites pointes d'humour, l'histoire va évoluer au point de se transformer en véritable drame pour le personnage principal qui sera loin, très loin de s'en sortir indemne. Vous en conviendrez peut-être en le lisant sinon croyez-moi : on ne voit pas ça souvent dans un thriller.
Finalement, et c'est un peu paradoxal, ce que j'aurai le plus retenu de ce roman c'est son approche de l'humain. Ce sont ses personnages très travaillés, très vrais, qu'on a vraiment l'impression de connaître en fin de lecture. Bien plus que son intrigue basée en partie sur des théories scientifiques que l'auteur va également développer pour en faire un élément important de son récit. Alors que c'est cet aspect-là qui m'avait initialement attiré vers ce bouquin, ce n'est pas ce qui m'a le plus marqué, l'exact contraire de ce qu'il s'est passé lors de ma lecture de La Formule de Dieu, avec lequel on peut faire une comparaison sur le registre du polar-scientifique.
Un livre dense, intelligent et très humain, qui par ce biais-là, tire son épingle du jeu sur le plan de l'originalité.