De manière tout à fait sporadique, je vois parfois l'ami Patrick me glisser dans les mains l'un ou l'autre ouvrage qu'il vient de lire et qui l'a marqué. Cette fois-ci, je le vis arriver avec un beau livre sur lui, un bouquin à l'ancienne, à l'aspect très sobre, d'un blanc quasi-immaculé, dont les pages avaient été au préalable massicotées manuellement, et au titre aussi basiquement descriptif qu'intriguant : Un roman sentimental d'Alain Robbe-Grillet. D'entrée ma curiosité était piquée.
Il le posa cependant sans ménagement sur mon bureau, presque l'avait-il lâché comme on se débarrasse d'un objet encombrant. Cette phrase accompagna une grimace que je ne compris pas tout de suite : « Je t'ai apporté un truc, j'ai jamais vu ça. Je te le dis tout de suite, j'ai pas pu le terminer. » Connaissant bien l'animal, je lui demandai pourquoi : « trop chiant ou trop mauvais ? ». « Trop dégueulasse ! » m'entendis-je répondre... J'avoue que cette réponse me laissa sur le cul. Trop dégueulasse ? C'était bien Patrick qui venait de dire ça ? Tout à coup je parvins à mettre un nom sur la grimace que je n'avais pas su reconnaître à son arrivée : le dégoût. Je crois bien que ce fut la première fois que je voyais cette expression sur le visage de Patrick. Pour mémoire, c'est quand même ce gars-là qui a commis un Lapin pas piqué des hannetons. C'est ce même type qui m'a fait lire des choses comme Ecstasy de Ryû Murakami ou La Triste histoire des frères Grossbart de Jesse Bullington, deux romans qui dégoulinaient littéralement de tout ce que le corps humain peut produire comme sécrétions naturelles. Bref, pas un perdreau de l'année, et c'est peu de le dire. Qu'est-ce qui avait bien pu le traumatiser lui ? Je me targue pourtant d'avoir plutôt pas mal d'imagination, mais voilà une question à laquelle je ne savais pas imaginer de réponse. « Tu verras bien mais pas la peine de me le rendre après, tu peux le jeter... » me dit-il encore avant de repartir comme il était venu, me laissant dans l'expectative la plus totale.
Le livre rejoignit donc ma pile de lectures en attente, et lorsque son tour arriva enfin, plusieurs mois plus tard, c'est non sans une certaine appréhension que je me lançai dans sa lecture, me remémorant la mise en garde de mon poteau...
Après l'avoir lu, j'ai pas mal de choses à en dire. La première, c'est que je comprends enfin les déclarations mystérieuses de Patrick ce fameux jour. La seconde c'est que je partage complètement son avis. Ce que j'ai lu m'a révulsé. Et j'avoue aussi n'avoir pas compris l'intérêt profond de la chose. Mais j'y reviendrai. La troisième chose, c'est que pour la première fois j'ai failli ne pas finir ce que j'avais commencé, alors qu'il s'agit pourtant d'une des règles que je me suis imposées depuis que voici une quinzaine d'années je m'étais remis à lire « sérieusement » (entendez par là de la « littérature noble » en supplément des BD et magazines qui ont toujours été le plat principal au menu de mes lectures quotidiennes – et que je ne renierai pour rien au monde je tiens à le préciser). Quand je commence à lire un bouquin, même si sa lecture s'avère difficile voire pénible, je le lis jusqu'au bout. Un roman sentimental m'a fait réaliser que cette règle devrait peut-être connaître des exceptions.
Alors de quoi s'agit-il ? Comme ça sans réfléchir j'aurais pu répondre « d'une merde sans nom » mais ça ne se fait pas, c'est vulgaire, et pas très constructif comme avis, donc je vais plutôt essayer de vous en dire un peu plus. Alain Robbe-Grillet nous propose donc ici, et selon ses propres termes, un « conte de fées pour adultes » pour lequel il nous prévient cependant que son « souci du réalisme le plus méticuleux outrepasse les lois de la vraisemblance » tout en lui permettant également « d'outrepasser les lois de la bienséance ». L'auteur nous plonge donc dans la vie d'Anne-Djinn, dite Gigi, une adolescente de quatorze ans, qui reçoit de la part de son père une éducation très particulière, puisqu'il l'initie à l'érotisme, au sexe, au sado-masochisme, mais aussi à l'esclavagisme, à la torture physique et morale, et à la violence sous absolument toutes ses formes les plus perverses. Pour ce faire il la traite tantôt en esclave sexuelle (il abuse d'elle et l'offre également occasionnellement à d'autres hommes), tantôt il la place dans la situation de maîtresse en lui « offrant » par exemple une autre jeune fille à peine plus jeune qu'elle, Odile, qui fait office de « poupée grandeur nature » sur laquelle Gigi doit exercer ses talents de dominatrice et ses instincts sadiques.
Bon j'arrête le résumé ici, je crois que vous avez bien compris le concept, le reste n'étant qu'une déclinaison à l'infini de l'abject des délires sexuels de l'auteur. Je précise quand même qu'Alain Robbe-Grillet n'est pas n'importe qui : intellectuel anti-conformiste français de premier plan, il a été principalement écrivain (il a théorisé et fut le chef de file du « Nouveau Roman »), scénariste et réalisateur. Un roman sentimental est son dernier roman, qu'il a écrit à 85 ans, un an avant sa disparition, comme une ultime provocation après avoir refusé le siège qui lui était proposé à l'Académie Française (il y a été élu par ses pairs mais n'a jamais accepté de revêtir l'habit vert des immortels...). Avec son dernier ouvrage il avait relancé le débat entre défenseurs acharnés de la liberté d'expression et de fiction littéraire et les tenanciers d'une certaine morale.
Et pour cause, si d'un point de vue fictionnel son roman n'a pas le moindre intérêt tant on s'ennuie à sa lecture (Alain Robbe-Grillet est parvenu à me faire bâiller presque autant qu'il m'a soulevé le cœur, ce qui est quand même un paradoxe qui vaut d'être relevé je trouve), il a cependant le mérite si l'on peut dire, de soulever la question ô combien épineuse de la licence artistique face à la morale. Et le moins que je puisse dire c'est qu'il m'a vraiment poussé dans mes retranchements sur ce sujet. Par définition je suis pour qu'on puisse dire ou écrire ce qu'on veut tant qu'il s'agit d'une fiction. Sur le plan théorique, je ne suis pas pour qu'une morale s'impose pour fixer ce qu'on a le droit ou non de dire et d'écrire. Ne serait-ce que parce que la morale est un concept bien trop vague et soumis à une infinité de lectures et d'interprétations différentes, ce qui d'office empêche d'en imposer une au détriment des autres. C'est d'ailleurs sur un plan plus général exactement le même problème avec les religions : qui donc pourrait s'arroger le droit de décider laquelle est plus légitime que les autres ? J'aime beaucoup et ai toujours en tête cette phrase de Léo Ferré « N'oubliez jamais que ce qu'il y a d'encombrant dans la Morale, c'est que c'est toujours la Morale des autres. » que je trouve très profonde. Je reconnais le droit à l'existence de la morale, je sais que moi-même j'ai la mienne propre, mais je refuse l'idée que la morale de quiconque puisse s'imposer aux autres. Celle des autres pas plus que la mienne. Et c'est justement sur ce point précis que mes convictions ont été malmenées je dois bien le dire.
Ce que j'ai lu dans Un roman sentimental (quel titre odieusement provocateur d'ailleurs) est à mes yeux un ramassis de saloperies les plus immondes qu'on puisse imaginer. Et pas uniquement sur un plan physique et matériel, mais bel et bien sur un plan moral et émotionnel. On y parle ouvertement et frontalement de pédophilie, de torture sur des femmes mais également sur des enfants, on y décrit des viols sanglants qui débouchent sur la mort d'enfants. Et non seulement on en donne des détails de façon très minutieuse, mais en plus il se dégage du récit une justification vaseuse et même une tentative d'embellissement de choses immondes. Par les pensées de ses personnages l'auteur essaie de magnifier des actes et des pensées que personnellement je ne peux trouver qu'abjects et méprisables au dernier degré. Le viol, la pédophilie, la torture, le meurtre, l'inceste : tout est source de plaisir partagé (pour celui qui fait subir et celle qui subit) et tout est l'expression d'un amour pur et extrême. Et le pire du pire, c'est que l'auteur le fait très ostensiblement, dans le seul but de choquer. Il n'y a aucune sorte de logique cachée derrière, aucune thèse à défendre, fut-elle tirée par les cheveux, rien de tout cela mais un seul et unique dessein : celui de dépasser l'horreur et repousser les limites du descriptible dans le seul but de choquer. Ce que je veux dire c'est que le sentiment qui vient tout de suite après celui du pur et simple dégoût primaire, c'est celui du vertige devant le vide absolu que renferment en eux les mots de Robbe-Grillet. Même sous couvert de liberté artistique totale, d'imagination absolument débridée et de volonté de malmener le lecteur, ce qu'il écrit n'a aucun sens, aucune valeur, aucun intérêt, même le plus minime. Il n'y a rien, absolument rien du tout à sauver dans ce roman. Oh oui, il y a une vraie maîtrise de la langue, de la tournure de phrase, on pourrait presque même parler de recherche délibérée d'une élégance dans l'outrance, pourtant rien de tout cela ne suffit à cacher le creux abyssal des mots. Les descriptions à n'en plus finir, d'une minutie aussi fine qu'horrible, devrait donner un sentiment aigu de réalisme et c'est pourtant tout le contraire qui se passe. On perd pied, on ne comprend pas car il n'y a rien à comprendre, on ne peut simplement pas croire ce qu'on lit car ce qui est décrit ne correspond à aucune réalité concevable. Enfin j'écris « on », peut-être devrais-je être moins général et m'exprimer uniquement en mon nom, mais même cela me paraît totalement inconcevable : que quelqu'un puisse trouver cela réaliste et plausible...
Alors oui, très clairement, je me suis retrouvé avec Un roman sentimental dans une situation que je n'avais jamais ressentie aussi fortement : j'étais devant une œuvre que je rejetais de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes les fibres de mon corps. Quelque chose qui me dégoûtait et que je ne parvenais pas à comprendre. Quelque chose dont je n'arrivais pas à justifier l'existence en fait. Et dont la lecture me faisait mal (parce qu'à ce niveau-là, parler seulement d'inconfort serait inconvenant), au sens strict du terme. Pour la première fois j'ai vraiment pensé d'une œuvre qu'elle ne devrait pas exister. Ça ne m'était jamais arrivé d'une façon aussi viscérale. Oui bien entendu j'en vois des conneries à la télévision par exemple, au sujet desquelles je me fais souvent ce type de réflexion : « c'est tellement con que ça devrait être interdit ». Mais jamais je n'ai ressenti ça au plus profond de moi comme avec ce bouquin. Et ça m'a ébranlé, parce que j'ai réalisé que je laissais parler ma Morale en fait. Ce livre m'a tant choqué que j'ai trouvé cela suffisant comme raison à ce qu'il ne devrait pas exister. Ce qui va à l'encontre de ma philosophie habituelle, de mes principes et de mes valeurs intellectuelles.
Bref, j'ai trouvé avec ce roman mes limites.
Et en fait, je crois que c'est bien de connaître ses limites, à tout propos. Alors finalement j'en ai retenu une chose positive malgré tout de ce bouquin. Mais ça m'aura coûté beaucoup d'efforts et de difficultés à dépasser.
Ainsi donc je le redis, et sans l'ombre d'une hésitation : Un roman sentimental est la pire expérience littéraire que j'ai jamais connue, je trouve ce livre immonde et encore bien en-deçà de tout ce que je pourrais en dire. Je dirais même plus : je ne conçois pas qu'il puisse plaire à quiconque de sain d'esprit. Mais il a le droit d'exister. C'est une fiction, qui selon moi en dit très long sur l'état mental de son auteur, mais qui reste une fiction, et qui a ce titre a le droit d'exister. Mais quelle horreur !