Beaucoup de gens considèrent Watchmen comme l’ultime chef d’œuvre de Alan Moore. À mon humble avis, sans vouloir nier la force de son histoire de super-héros vieillissants, je crois qu’il n’a rien fait de mieux à ce jour que V for Vendetta. Ici point de super-héros. Le personnage principal, V, est bel et bien masqué, porte la cape et un costume identifiable, mais c’est dans le cadre du « rôle » qu’il joue, comme les comédiens de la Grèce antique ou du Nô oriental (le théâtre traditionnel japonais).
V n’a pas de nom, pas d’identité propre, car V échappe à toute classification, à tout ordre imposé. V n’est plus une personne, mais un concept, une idée.
Dans un monde post-apocalyptique (bien que l’histoire se déroule en 1997-98, à l’instar du New-York 97 de John Carpenter), l’Angleterre est aux mains d’une dictature qui s’appuie sur une organisation très rigide.
La Voix, outil de propagande du régime en place, le Nez, l’équivalent de la police d’investigation, l’Oreille, qui épie les moindres paroles, faits et gestes des citoyens, et la Main , véritable force de frappe et de maintien de l’ordre, sont les différents « organes » du pouvoir. Le tout sous le commandement de la Tête , autrement dit de l’homme qui en concertation avec son super-ordinateur, prend toutes les décisions.
Dans ce contexte, V est comme un chien dans un jeu de quilles. V se rebelle, V se fait le défenseur et le porte-parole de la liberté bafouée.
Alan Moore ne fait pas l’apologie de l’anarchie, comme on pourrait le croire au premier abord. Cette notion l’intéresse et il en profite pour nous livrer ses réflexions à ce sujet. Mais le fond du propos de Moore n’est pas là. Ce qu’il défend, ce dont V est l’étendard (et c’est peut-être également la raison pour laquelle il n’a pas de visage humain), c’est avant tout la liberté de penser.
Et pourtant V est également un terroriste au sens strict du terme. Il fait exploser des monuments, assassine ceux qui représentent le pouvoir et méritent de mourir selon lui. N’oublions pas le « Vendetta » du titre. Par moment, on se demande si c’est l’esprit de vengeance pure qui guide V, ou l’idéal dont il se fait l’icône …
Alan Moore, comme à son habitude, développe un monde complexe et n’a pas peur d’entrer dans les détails. Les personnages sont nombreux, mais tous très justes dans leurs traitements et leurs évolutions.
Certains butteront sur un dessin austère, un trait dur. Il est vrai que le style de David Lloyd n’est pas des plus engageants. Je soupçonne même Moore de choisir ses dessinateurs selon ce critère. Ça lui permet de s’assurer de faire passer le scénario avant le dessin, de capturer toute l’attention du lecteur et de la diriger sur l’histoire.
Le revers de la médaille, c’est que cela décourage nombre de lecteurs potentiels, plus attachés à la qualité graphique d’une BD. Et là encore, j’ai ma petite hypothèse. Moore l’a prouvé maintes fois dans ses travaux, il ne laisse rien au hasard. Et il me paraît évident également qu’il fournit à chaque fois un travail énorme, dense, très complet qui doit lui demander beaucoup d’investissement. Il n’est donc pas impossible qu’il exige en retour de ses lecteurs un effort de lecture et de concentration à la hauteur de ses œuvres … ce qui cadrerait aussi avec le côté mégalo du personnage …
Alan Moore est définitivement un phénomène hors-norme parmi les scénaristes de comics.