J’ai mis du temps avant d’écrire ce texte au sujet de mon ami, Paul, dont la mort m’a bouleversé en avril dernier.
Peut-être parce que je ne savais pas exactement comment lui rendre hommage de la façon qu’il mérite.
Aussi parce que je n’arrive toujours pas, même aujourd’hui, à complètement réaliser son départ. Et encore moins à l’accepter.
Un départ sur la pointe des pieds, à son image. Lui qui a toujours été discret et réservé sera parti de la même manière, sans faire de bruit, sans prévenir. Sans déranger quiconque.
J’ai un nombre restreint d’amis, de personnes que je considère comme à part. Quand j’emploie le terme d’ami, cela a un sens profond pour moi. J’y accorde une importance immense, je n’use pas du mot facilement. Le temps, l’expérience et les circonstances de la vie me les font choisir avec discernement, circonspection et prudence. Mais ceux qui au fil des années demeurent à mes côtés me sont uniques. Paul était de ceux-là.
J’ai rencontré Paul le premier juillet 1997, quand j’ai pris mon tout premier poste de technicien au bureau d’études de la DDE à Mulhouse. Il a été de ces « anciens »* qui m’ont pris sous leur aile et formé au métier, bien mieux et bien plus efficacement que n’importe quelle formation ou école n’auraient pu le faire.
Mais très rapidement, des liens se sont créés au-delà de l’environnement purement professionnel.
Deux fois par semaine, à l’heure de la pause de midi, nous troquions notre place à la cantine contre deux sandwichs, et nous filions dans la salle de sport de la caserne des pompiers de Mulhouse, qui gentiment nous en laissaient l’usage à nous et aussi à quelques policiers du commissariat voisin. C’est ainsi que deux midis par semaine, nous faisions du badminton ensemble. Oh pas en professionnels, tout juste en amateurs même pas aguerris. N’empêche qu’on courrait bien et qu’on transpirait beaucoup ! Mais surtout on prenait plaisir à s’échanger des volants.
Et le vendredi soir, pour bien finir la semaine, ou plutôt pour bien commencer le week-end, Paul et moi avions notre rituel de la salle de billard. À 17h00 pétantes, c’était direction le Holiday Club, rue de l’Ours à Mulhouse. Paul et moi étions devenus des habitués, on avait sympathisé avec d’autres amateurs des tables rectangulaires, et le patron n’avait plus besoin de nous demander quelle table de snooker on prenait. La 10, au fond après les tables de billard américain. Notre table.
Parfois il nous prenait l’envie de changer et de varier les plaisirs, et ma foi on se défendait pas si mal que ça à l’américain. Jeu de la 8, de la 15 et puis surtout au jeu de la 9 qu’on aimait particulièrement parce que les parties sont rapides et qu’on pouvait se prendre pour Eddie Felson ou Vincent Lauria sans trop se ridiculiser ! J’ai le souvenir d’un tournoi du dimanche auquel Paul et moi avions participé sans aucune prétention, comme ça, pour voir. C’était du 9. Et ma foi on n’avait pas été trop mauvais, on avait même chacun passé plusieurs tours avant d’être éliminés.
Mais notre jeu de prédilection ça restait le snook’. Tellement plus précis, tellement plus exigeant en calme et en concentration, tellement plus difficile, mais tellement plus gratifiant quand on réussissait un beau coup annoncé à l’avance. On y brillait beaucoup moins que sur les plus petites tables certes, mais qu’importe, on n’était pas là pour la frime, juste pour le plaisir. On en a passé des heures penchés sur une table de snooker ! Mine de rien c’est physique : votre dos et vos épaules se chargeront de vous le rappeler dès le lendemain quand vous aurez joué plus que de raison… On a tant joué ensemble qu’on se connaissait par cœur. Je savais avant même qu’il ne se positionne quel coup il allait jouer en fonction de l’éparpillement des billes sur la table et de la situation de la blanche. Un coup assez facile mais qui nécessitait d’utiliser un reposoir, ou pire une rallonge, et je savais que Paul allait lui préférer une alternative plus difficile mais qui ne l’obligerait pas à sortir ces accessoires qu’il fuyait ! Moi c’était tout l’inverse, loin de rechigner j’adorais me servir d’un reposoir. Une autre de ses préférences allait au jeu en une bande en largeur pour empocher dans un des trous du milieu. C’était son grand truc ça, même quand ça pouvait passer avec un peu de tact en direct, il préférait de loin ajuster un coup en bande, et il avait plutôt raison de le faire tant cela lui réussissait régulièrement. J’ai tant d’images qui me reviennent de ces soirées au billard avec Paul, pendant toutes ces années, même après que j’aie quitté le bureau de Mulhouse pour aller travailler à Colmar, le rendez-vous du vendredi soir avait perduré. Ce ne sont que les années et les contraintes de la vie qui ont fait que ces habitudes hebdomadaires ont évolué en des rencontres plus sporadiques, moins systématiques, moins courantes. Les dernières années on n’y allait plus que quelques fois par an. La salle avait été réaménagée, notre table 10 du fond avait laissé la place à un jeu de fléchettes et quelques tabourets hauts, alors on s’était rabattus sur la 5, un peu plus proche du bar mais pas trop centrale quand même pour ne pas être le centre de l’attention d’une clientèle qui passait souvent plus de temps à regarder un verre à la main qu’à jouer…
Notre dernière soirée au Holiday Club date du vendredi avant le premier confinement, en mars 2020. Une chouette soirée, on n’avait pas cassé des briques, ça faisait bien longtemps qu’on ne jouait plus assez régulièrement pour assurer toute une soirée sans connaître quelques trous, quelques ratés. Mais on n’avait pas été ridicule non plus, on s’était même mieux débrouillé que ce que l’on craignait avant d’y aller… C’est aussi la dernière fois que j’ai vu Paul en personne. La dernière fois que je l’ai raccompagné en voiture chez lui après notre séance, la dernière fois qu’on a échangé des mots, des plaisanteries, la dernière fois qu’on s’est dit « c’était sympa, vivement la prochaine fois », la dernière fois que je l’ai regardé dans les yeux et qu’il m’a souri en retour, la dernière fois que j’ai entendu sa voix, la dernière fois que je lui ai serré la main en lui disant aurevoir…
Après ce fut le temps du confinement, de l’enfermement chacun chez soi, des sorties réduites au strict minimum, de l’attente, de la solitude aussi. Le temps des fermetures des bars et des restaurants, tout comme des salles de billard… Si bien qu’on n’a jamais pu se revoir pour faire une partie. Des sms de temps en temps, les derniers que j’ai échangés avec lui ce devait être pour lui souhaiter un bon anniversaire. Et l’envie de plus en plus pressante de retourner à la salle avec Paul en avril 2021, je ne sais même pas pourquoi je ne l’avais pas encore contacté, j’avoue que j’ai oublié aujourd’hui, la salle était-elle encore fermée ? Peut-être. Pour tout dire, je ne sais pas même aujourd’hui, près d’un an plus tard, si elle a rouvert depuis le covid. Parce que je ne m’imagine pas y retourner sans lui. Pour être honnête, j’ai peur d’y retourner sans Paul. Peur de ne plus y être à ma place sans lui.
Je réalise, à présent que je parviens enfin à parler de lui, que j’ai tellement de choses à dire sur lui, que je pourrais comme ça aligner paragraphes sur paragraphes sans même m’en rendre compte. Paul était un homme simple, réservé, silencieux. Comme tout un chacun il a connu des joies et des peines, et les peines qu'il a connues ont été immenses. Il n'en parlait cependant pas. C'était un homme à l'ancienne, qui affronte les difficultés et la douleur en silence, avec une pudeur extrême. Paul sur ce plan était un étonnant mélange de sensibilité et de discrétion. Très sensible, et très pudique à la fois. Il est de bon ton actuellement de condamner ce genre de réaction masculine, souffrir sans faire de bruit serait toxique selon certains. Paul était simplement respectueux des autres qu'il refusait d'importuner avec ses histoires privées, et sa très grande pudeur l'empêchait de s'épancher sur son sort. Qu'on en pense ce qu'on veut, moi je trouve cela infiniment respectable et preuve d'une force morale et psychique immense. Il m'a toujours impressionné sur ce point. Comme sur beaucoup d'autres.
Sur le plan professionnel par exemple, je crois que c'est l'un des exemples les plus forts que j'ai eus dans ma vie de probité, de conscience professionnelle, d'amour du travail bien fait, de précision, de connaissances dans son domaine. Paul était dessinateur technique. Il a connu le temps du dessin à la main, aux Rotrings et au kutsch. Puis une véritable révolution lors du passage au DAO. Et il a relevé le challenge et est devenu l'un des tous meilleurs que je connaisse dans le domaine, il maîtrisait parfaitement les outils et les logiciels de dessin, une référence parmi ses collègues.
Sur le plan sportif pour un autre exemple. Paul était un compétiteur et le sport qu'il aimait par dessus tout, c'était le basket-ball qu'il a pratiqué en club pendant des années. Depuis sa jeunesse jusqu'aux différentes catégories de vétérans, ce sport l'a accompagné toute sa vie. Il avait même accepté de coacher une équipe de jeunes une fois sa « carrière » de joueur derrière lui. Et avec un ballon orange, quel talent, un maître de précision au shoot à 2 et à 3 points, une véritable gâchette. Il a bien tenté de me convertir à sa passion mais j'étais tellement trop loin de sa dextérité, qu'il a vite compris que j'étais une cause perdue pour le basket-ball...
Et puis la plus grande fierté de Paul, je crois pouvoir dire sans trop en dévoiler qu'il s'agissait de ses deux fils dont il était très proche. Proche à la manière de Paul : une présence permanente et sans faille, sans grandes démonstrations bruyantes. Du tact, de la discrétion, de l'effacement parfois quand cela s'avérait nécessaire, mais toujours disponible, toujours là. Peut-être que si on le lui avait demandé, et si sa pudeur naturelle l'avait autorisé à répondre, aurait-il définit ainsi l'amour d'un père.
Sous bien des aspects, Paul a été un modèle pour moi.
Il comptait tant à mes yeux, et le pire c’est que je n’ai plus aucun moyen de m’assurer qu’il le savait.
Il laisse un grand vide en moi, et c’est une sensation profonde, pas une simple image. Je me sens réellement un peu plus vide sans lui. Je n'ai toujours pas compris je crois que je ne le verrai plus jamais. Je n'ai pas vraiment envie de m'en rendre compte d'ailleurs, la vie est tellement moins bien sans lui.
Paul aurait fêté ses 65 ans aujourd'hui. Il avait à peine commencé à profiter de sa retraite, pour le peu de temps que cette fichue pandémie lui en a laissé l’occasion.
Il me manque.
* Je parle d’ « anciens » mais je me rends compte en l’écrivant, que je suis plus vieux aujourd’hui que lui ne l’était à cette époque… comme quoi le temps, c’est très relatif, n’est-ce pas ?