En pleine mode de la littérature érotico-pouet-pouet à la façon Fifty Shades of Grey 1, est sorti ce roman, Juliette Society, écrit par Sasha Grey. Heureuse coïncidence patronymique entre l’auteure américaine et le personnage du roman de E.L. James qui aura peut-être attiré l’attention des lecteurs et lectrices sur ce livre, d’autant plus heureuse que le livre de Sasha Grey se veut érotique, tendance SM lui aussi par moment. Enfin, en ce qui le concerne j’emploierais plutôt le terme de pornographique pour le qualifier, car ici on n’est pas dans le subtil ni la suggestion érotique, mais bel et bien dans le hard le plus explicite. Mais j’y reviendrai.
Tout cela se tient plutôt puisqu’il faut savoir qu’on a là le premier roman d’une jeune écrivaine (elle avait 25 ans à la sortie du bouquin) qui a déjà derrière elle une carrière bien chargée. En effet, Sasha Grey s’est faite connaître en premier lieu en tant qu’actrice porno, activité qu’elle exerce dès sa majorité et jusqu’à l’âge de 23 ans. La demoiselle rencontre un vif succès et devient rapidement une star dans son domaine, au point même d’incarner un nouveau genre pornographique, qui allie les ambiances gothiques aux pratiques sexuelles les plus hardcores. Elle joue une première fois déjà de son pseudo pour tourner dans une parodie porno de la série Grey’s Anatomy, c’eut été dommage de se priver faut bien avouer, tant le jeu de mots était approprié. En 2009 c’est le très honorable Steven Soderbergh qui lui donne le premier rôle de son film The Girlfriend Experience, où elle interprète une escort-girl de luxe. Quand en 2011 elle met un terme à sa carrière porno, elle se teste manière touche-à-tout au fil de différentes reconversions : elle pose pour le mannequinat, se frotte ponctuellement à l’univers musical en tant que DJ et chanteuse, apparaît au cinéma et à la télévision, et s’essaie à l’écriture. Ce qui nous mène donc à ce Juliette Society.
Bon, après avoir introduit l’auteure 2, passons à l’œuvre proprement dite.
Ce roman est l’histoire de Catherine, jeune étudiante en cinéma de 23ans. Elle vit avec Jack, son petit ami, qui travaille d’arrache-pied pour un homme politique en pleine campagne électorale. Autant dire qu’il a peu de temps à lui consacrer, et la jeune femme ronge son frein comme elle peut, à défaut de celui de son amoureux 3. Elle l’aime profondément et est fidèle, mais du fait de sa frustration, ne peut s’empêcher de nourrir de nombreux fantasmes sexuels. Et parmi ses sujets récurrents de fantasme, il y a Marcus, un de ses professeurs d’université. Il y a également Anna, une autre étudiante, blonde sulfureuse au charme aguicheur dont elle se rapproche bien vite. Comme la vie est bien faite, Anna lui confie être la maîtresse de Marcus (mais pas que), et lui propose de l’accompagner lors de ses folles nuits de débauche en club très privé. C’est ainsi que Catherine commence à mener une double-vie : rangée le jour avec son petit ami bourreau de travail et pas très porté sur la chose, et totalement délurée la nuit entre clubs d’échangisme et expériences de voyeurisme… C’est aussi par l’intermédiaire d’Anna que Catherine va intégrer la très secrète et hyper select Juliette Society, un club où les plus riches et puissants de ce monde s’autorisent toutes les fantaisies sexuelles, y compris les plus glauques.
Voilà, le décor est planté.
Et comme je le disais en introduction, ici il n’est pas tant question d’érotisme que de cul sous la forme la plus crue et la plus directe. Le langage employé, et par extension l’ensemble du style d’écriture de Sasha Grey dans ce roman, qu’il s’agisse de scène de sexe ou non, est du même tonneau. Les mots sont crus, certains diraient vulgaires, les plus sensibles iraient certainement même jusqu’à les trouver choquants. Le style est très simple et sans grande fioriture, Sasha Grey n’essaie pas de faire dans le beau, elle fait plutôt dans le direct, voire dans le cash. Je ne suis pas certain que ce soit particulièrement réfléchi d’ailleurs, le but ne me semble pas particulièrement de choquer les bien-pensants, ça m’a l’air beaucoup plus authentique que cela. L’auteure se contente de parler de ce qu’elle connaît avec ses mots à elle et ces mots sont parfaitement adaptés, et au personnage, et aux situations évoquées. Oubliez les termes désuets et gentiment surannés comme « le vit », la « verge », « le phallus » ou même « le dard », ici il est question de bites et de queues, point barre. On baise et on encule, on suce et on avale 4.
Personnellement, vu les antécédents de l’auteure et le thème du roman, le vocabulaire employé ne m’a pas plus choqué que cela. Mais bon, il vaut mieux le préciser tout de même, histoire d’éviter les déconvenues aux oreilles les plus chastes, sait-on jamais, il y en a peut-être parmi mes lecteurs 5.
Hormis donc le style et le thème, quoi dire de ce bouquin ?
Tout d’abord que sa quatrième de couverture promet pas mal et est plutôt maligne :
Avant que nous allions plus loin, mettons les choses au point. Je veux que vous fassiez trois choses : Un. Ne soyez pas offensé par ce que vous lirez dans les pages qui suivent. Deux. Laissez vos inhibitions au vestiaire. Trois — et c’est le plus important. Tout ce que vous verrez et entendrez à partir de maintenant doit rester entre nous. OK. À présent, passons aux choses sérieuses.
D’ailleurs c’est elle qui a valu au roman une comparaison que j’ai trouvée plus que flatteuse, puisqu’il a été qualifié dans la presse (féminine je précise, pas de littérature ni de cinéma) de « Fight Club féminin ». Bon là, franchement c’est exagéré, on est bien loin de l’œuvre de Chuck Palahniuk, que ce soit dans les thèmes abordés, les réflexions philosophiques ou la plume de l’auteure.
Ce qui me permet d’habillement enchaîner sur un aspect du roman que j’ai trouvé au mieux déroutant, au pire ennuyeux. Les digressions. Sasha Grey en truffe son roman. Manière d’étoffer un roman qui s’il ne s’en tenait qu’à sa très simple intrigue se résumerait à peu de choses ? Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un artifice de ce type, mais bel et bien de l’expression de la sincérité de l’auteure débutante. Alors vous aurez par exemple droit à un chapitre consacré aux mots du sexe, où Sasha Grey soliloque et laisse libre cours à ses pensées profondes sur l’intérêt du sperme ou encore pour déterminer le terme le plus approprié entre « bite » et « queue ». Pas inintéressant mais pas passionnant non plus, en revanche une chose est sûre : ça ne fait pas avancer le schmilblick. De la même façon, j’ai eu un peu plus de mal encore avec les références très régulières à la littérature et au cinéma que Sasha Grey dissémine un peu partout dans son livre. Je ne critique pas les goûts culturels de l’ex-star du porno, ils sont même plutôt classes pour tout dire. Mais je trouve le procédé un peu inapproprié et surtout trop systématique dans la forme. Quant au fond, l’effet reste superficiel, et pour tout dire un peu scolaire. Ça m’a fait l’impression de quelqu’un qui cherche à prouver que l’image qu’on a d’elle est fausse. Étaler sa science pour démontrer qu’elle
n’est pas l’écervelée qu’on croit 6. Qu’elle a certes débuté sa carrière à coups de double-pénétrations mais qu’elle aime le grand cinéma aussi. Alors Sasha Grey nous parle dans son livre de Freud, du Marquis de Sade, de Jean-Luc Godard, d’Alfred Hitchcock ou d’Orson Welles, qu’elle tente de mettre en parallèle avec sa propre intrigue par un effet miroir parfois un poil artificiel. Mais ce qu’elle en dit ressemble plus à un exposé d’étudiant (ce qui reste cohérent avec son personnage d’étudiante en cinéma ceci-dit) qu’à une réelle mise en abyme littéraire. Pour tout dire cela vire un peu au name dropping, en apparence tout du moins. De la même façon, la proximité de son roman avec des œuvres telles que Eyes Wide Shut de Kubrick ou Belle de jour de Buñuel est assez évidente. Si je comprends la finalité du procédé et la volonté de l’auteure d’élever le débat en espérant éclairer à la lumière d’œuvres cultes son propre roman, le résultat n’est cependant pas pleinement abouti à mon avis.
Car, outre ce défaut de construction qui se répète un peu trop souvent à mon goût, il subsiste aussi un autre problème selon moi : l’histoire n’avance pas beaucoup, la fin arrive si vite et sur un dénouement si plat (à un tel point qu’il en devient paradoxalement inattendu !!) qu’on comprend mal après lecture quel était réellement le propos de l’auteure. J’ai eu cette sensation de « tout ça pour ça » quand j’ai compris que le roman s’arrêtait là, ce qui m’a fait terminer le livre sur un sentiment de déception, alors que jusque-là la lecture, fluide, se passait pourtant sans trop de mal. Pour illustrer mon propos, imaginez que la fameuse Justice Society dont le bouquin tire son nom (et qui par son parfum de légende urbaine saupoudrée de traite des blanches, nourrissait pour une grande partie ma curiosité à l’endroit de ce roman) n’est réellement abordée que dans les trente ou quarante dernières pages. Cela indique, pour moi, que si Sasha Grey avait effectivement beaucoup de choses disparates à exprimer dans son premier roman, elle en a du coup un peu trop négligé l’ossature principale de son intrigue, et c’est très certainement sur ce point que son livre est le plus décevant.
Il y avait pourtant, et la matière avec les thèmes abordés, et la manière avec son style dépouillé et direct, pour faire de ce premier roman quelque chose de plus convaincant. Je crains cependant que je ne serai pas de ceux qui tenteront de suivre l’auteure qui a, depuis lors, écrit une suite à sa fameuse Juliette Society...
1 Je me permets de dire ça alors que je n’ai pas lu le roman, honte à moi. Je n’ai même pas osé regardé le film, c’est dire.
2 Pffff, oui j’avoue c’est nul.
3 Ouais, moyenne aussi celle-ci.
4 Ah oui, petite précision utile : cette chronique est interdite aux moins de 18 ans !!
5 Et qui de fait, ont dû cesser la lecture de cet article depuis un bon moment déjà.
6 J’ai eu le même ressenti que pour Escort de Mélodie Nelson ou Latex, etc. de Margaux Guyon.