En dehors de quelques zozos dans mon genre, c'est-à-dire un peu bizarres sur les bords, je crains que peu d'entre vous connaissent Ange. C'est triste pour vous, c'est triste pour eux, mais ma foi c'est comme ça. Quand on ne passe pas à la radio et à la télé, on a beau être sur la scène française du rock depuis plusieurs décennies, il n'y a qu'une petite partie du grand public qui a connaissance de votre existence.
Alors laissez-moi faire les présentations et vous parler un peu de ce formidable groupe français.
Mes lecteurs de blog, Ange. Ange, mes lecteurs de blog. Bon, ça c'est fait.
Le groupe Ange est originaire du Territoire de Belfort. Et il est né en 1970. Autrement dit, le groupe est plus vieux que moi. Bien qu'il s'inscrive dans la grande famille du rock, on ne peut pas dire que son style de musique soit aussi aisément définissable. Au cours des années 70, en peu de temps ils sont devenus une référence, l'emblème d'un genre nouveau, et si on peut se situer par rapport à eux, eux-mêmes restent incomparables. Rock progressif, pop-folk, délires musicaux et chansons à textes : c'est en substance le mélange de genres dont ils ont nourri leur style. Ils ont un temps été classés aux côtés de groupes tels que Magma par exemple, si cela peut éclairer votre lanterne, bien que moi j'ai du mal à les ranger dans quelle que case que ce soit. Si l'on devait citer un album référence parmi leur vingtaine d'albums studios (hors live, compilations et spéciaux) sortis en plus de quarante ans d'existence, je pense que Émile Jacotey, bien que déjà ancien (il date de 1975, très bonne année soit dit en passant), serait un bon choix, ayant eu les faveurs des critiques et un certain succès public à l'époque de sa sortie. Et si le groupe compte un répertoire impressionnant, des titres comme Ôde à Émile, Vu d'un Chien ou Les Fils de Mandrin seraient assez représentatifs de leur style décalé. Leur reprise de Ces Gens-Là de Jacques Brel reste elle aussi un monument du genre.
Comme de nombreux groupes musicaux, surtout avec une telle longévité, la composition de Ange a souvent changé. Au départ il y avait l'axe principal, les frères Décamps, avec Francis aux claviers et Christian au chant, ce qui n'empêche pas ce dernier de gratter la guitare ou pianoter de temps en temps. Dès le départ, Christian Décamps, en tant que voix du groupe et co-compositeur (la grande majorité des titres historiques ont été composés par Francis, certains par Brézovar, Jelsch a participé également), incarne l'âme du groupe, le moteur de Ange, et prend naturellement le rôle de leader. La composition du groupe fluctuant d'années en années, entre départs et retours des membres des origines que sont en plus des deux frères le fabuleux guitariste Jean-Michel Brézovar, le talentueux bassiste Daniel Haas et l'énergique batteur Gérard Jelsch, d'autres artistes se joindront pour quelques mois ou quelques années au groupe, le noyau dur restant les deux frangins Décamps.
Ma rencontre avec les rockeurs francs-comtois se fera en toute fin des années 1980, en 1989-90 très exactement. En 1989, le maire de la ville de Belfort leur passe une commande un peu spéciale : la cité au Lion veut une oeuvre musicale destinée à fêter dignement le bicentenaire de la Révolution Française. Christian Décamps et ses compères ne se feront pas prier, et accoucheront d'un opéra-rock déjanté, Sève qui peut, dont le conteur de l'histoire est un chêne, Quercus Robur, pédonculé du Val du Rosemont, qui voit monter sous ses branches la fièvre des hommes qui débouchera sur la Révolution Française. Moi, du haut de mes quatorze ans, je découvre cet album bizarre dans lequel un arbre me parle des hommes d'il y a deux cents ans mais qui ne sont pas si différents de ceux d'aujourd'hui... je tombe dessus totalement par hasard. Faut dire qu'à cette époque, mon ami Nico et moi sommes inséparables, et son frangin de plusieurs années notre aîné écoute des trucs d'un autre monde dans la chambre d'à côté. On avait beau s'éclater avec les premiers films de Jean-Claude Van Damme, écouter en boucle la BO de Top Gun et de Dirty Dancing (je n'ai pour seule défense que mon jeune âge à opposer à vos moqueries. Et puis qui n'a jamais été fan de Dirty Dancing n'a jamais été jeune, d'abord)(prout !), et se faire des plans ultra-précis pour se partager les gonzesses que chacun draguerait à la sortie de l'église (si, si), le frangin avait un atout de taille : des enceintes deux ou trois fois plus puissantes que celles de mon ami. Impossible donc de ne pas entendre ce qu'il écoutait. C'est ainsi qu'en bon fan de Ange, il m'a passé sans le savoir le virus. Je me suis discrètement renseigné pour savoir de quoi il s'agissait sans me faire envoyer balader (pour lui nous devions voguer entre le statut de parasites inconsistants et celui de moustiques vaguement désagréables). Armé des noms du groupe et de l'album, j'ai dégoté le disque en magasin. Dès lors mon sort était scellé : Ange m'accompagnerait désormais à jamais.
C'est au début des années 1990 que le groupe dans sa formation d'origine se reforme, signant un bel album, Les Larmes du Dalaï-Lama, avec dans la foulée une tournée d'adieu. Tournée d'adieu du groupe d'origine, s'entend. 1995 : lors de cette tournée, Ange s'arrête à Mulhouse. Ce sera le premier concert de ma vie. Et ce sera un moment inoubliable.
Les vieux de la vieille s'arrêtent quasiment tous et prennent leur retraite de la scène musicale, ou voguent vers d'autres aventures en solitaires, tel Francis. Seul persiste Christian Décamps. Et comme il aime à le dire, un Ange est éternel... Si bien que le groupe renaît de ses cendres peu de temps après. Pour recruter de nouveaux musiciens, Christian n'a pas à chercher très loin. À ce moment et depuis quelques temps déjà, il est à la base d'un second groupe, je me risquerais presque à le qualifier de groupe spin-off, en analogie avec ce qui existe au cinéma, en BD ou à la télévision. Ce groupe c'est Christian Décamps & Fils, au sein duquel on retrouve Christian et une bande de petits jeunes de la nouvelle génération, au sein desquels le fiston du leader, Tristan Décamps. Comme les Nouveaux Mutants qui sont formés et promis à devenir les prochains X-Men chez Marvel (en tant que fan de comics et de Ange, je me permets ce parallèle qui ne parlera pas à grand monde j'en suis bien conscient), les membres de Christian Décamps & Fils ont été formés par le maître et héritent tout naturellement de la place de leurs aînés quand ceux-ci décident de raccrocher leurs instruments.
Le nouvel Ange est né. Tristan remplace Francis aux claviers, Hassan Hajdi succède à Brézovar à la gratte électrique et Thierry Sidhoum prend la relève de Daniel Haas. La batterie passe aux mains d'Hervé Rouyer qui était déjà à ce poste au sein de Christian Décamps & Fils. L'actuel batteur, Benoît Cazzulini, à la personnalité un peu moins marquée que certains de ses prédécesseurs, tient tout de même les baguettes de Ange depuis presque 10 ans, et de bien belle manière.
Et le pari de relancer Ange de fond en comble est un pari réussi : les albums se succèdent, et clairement un nouveau souffle s'empare du groupe. On reste dans le style musical de Ange, qui, s'il évolue avec le temps, conserve son identité propre. Les jeunes apportent du neuf mais s'inscrivent dans l'histoire du groupe : les nouveaux morceaux sont excellents, et ils savent jouer les succès de leurs prédécesseurs en se les appropriant avec respect. Deux albums références (à mes yeux hein, je ne suis pas détenteur du bon goût universel, ça se saurait) sortent de cette nouvelle mouture de Ange : La Voiture à Eau en 1999 et ? (c'est bien le titre de l'album : un point d'interrogation) en 2006, qui sont en tous points de vue exemplaires. Bon an mal an, le groupe avance vers ses 40 années d'existence, qu'il fêtera dignement en 2010. Reliés à l'association Un pied dans la marge, qui édite tout particulièrement le trimestriel Plouc Magazine (histoire de souligner un peu plus ce qui a toujours été une des caractéristiques principales et marque de fabrique de Ange : leur ancrage provincial en opposition au parisianisme de la musique en vogue et qu'on entend dans les médias), Ange fait mieux que survivre. Le groupe a une solide base de fans (aussi appelés les Imbibés pour les intimes) et parvient à sortir des albums studios très régulièrement, assortis de disques live et de disques bonus réservés aux membres de l'association.
Les rôles au sein de la formation évoluent eux aussi : de leader et chef d'orchestre, Christian se fait moins omniprésent : les albums se succèdent et chacun s'essaie par exemple au chant. Tristan assez régulièrement, puis même Hassan et Thierry prennent de l'assurance et se lancent. À noter d'ailleurs, le passage dans le groupe de Caroline Crozat qui sera le pendant vocal féminin de Christian pendant plusieurs années. Aujourd'hui, le groupe accuse ses 42 ans d'existence, et n'aura jamais connu de période aussi longue avec la même formation de base (Christian, Tristan, Hassan et Thierry) qui est à la barre depuis 17 ans déjà.
Ce sont ces gaillards là qui ont signé cette année l'album Moyen-Âge, encore un très bon opus, aux résonances très rock (merci les riffs de guitares de Hassan Hajdi) et à l'énergie toujours palpable. Ne les ayant pas vus sur scène depuis 2006, en dehors d'un spectacle en one-man-show de Christian Décamps en 2008, je n'ai pas pu résister une seconde à aller les voir lors de leur étape à Sausheim pour leur tournée Moyen-Âgeuse. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point cela faisait longtemps que je ne les avais pas vus. Le temps file mes bons amis, le temps file... Pour la petite histoire, la dernière fois que j'ai applaudi le talent de guitariste de Hassan (alias le norvégien du groupe, dixit Christian), ce dernier avait un crâne rasé, Bruce Willis-style. Quelle ne fut pas ma surprise en le voyant à Sausheim, arborant une tignasse qui rendrait Yannick Noah en personne vert de jalousie ! Notez bien que lui non plus ne m'a pas reconnu. J'ai pris 5 ans dans les dents et je porte la barbe à présent. Et puis il ne me connaît pas, c'est vrai, omettais-je ce détail ?
Le concert a tenu toutes ses promesses. Christian toujours prêt à faire le spectacle, chanteur, trublion, musicien, poète, comédien, conteur... et les autres en pleine forme, se donnant sans retenue dans tous les registres. Un enthousiasme de chaque instant et une énergie communicative. Ange a cette particularité qui n'appartient qu'à eux : ils font de la musique un art complet, transcendant. Être un membre de Ange, ce n'est pas seulement être un excellent musicien ou un show-man hors du commun, c'est être un artiste complet, entier et d'une sincérité absolue. Ces types-là ne vivent pas de leur musique, ils vivent leur musique. Sans jamais tricher une seule seconde. Et c'est ce qui fait toute leur singularité.
La représentation de ce soir de novembre à Sausheim a été un parfait mélange entre titres nouveaux issus du dernier album (dont les excellents Tueuse à Gages, Un Goût de Pain Perdu ou encore Les Mots simples, j'ai malheureusement attendu en vain Le Cri du Samouraï qui n'a pas retenti cette nuit-là) et titres plus anciens des succès passés du groupe (Aujourd'hui c'est la Fête chez l'Apprenti Sorcier, Le Ballon de Billy, Harmonie, Au-delà du Délire, ...).
J'ai retrouvé cette magie, cette communion, cette poésie et cette énergie pure qui se dégagent toujours de la musique de Ange. Elle ne m'a jamais quitté, mais en live, cet univers si spécial prend une envergure encore supérieure. Si j'étais un d'jeun dans la vaïbe, je dirais que j'ai kiffé ma race. Mais j'ai bientôt 38 ans et, comme dirait un philosophe bien connu des services de police de Los Angeles, j'ai passé l'âge de ces conneries. Alors je me suis contenté de prendre mon pied et d'adorer chaque seconde de cette soirée avec Ange.
Bon sang les gars, vous m'avez manqué, je ne m'étais pas rendu compte à quel point. See you soon.
PS : emporté par mon élan et le plaisir de vous parler de Ange, j'ai failli omettre de vous toucher un mot sur la première partie de leur concert ! C'est un duo, Alex Bianchi et Monsieur Marco qui s'en sont chargés, et ce fut une très chouette découverte ! Des morceaux entraînants et festifs, une énergie et un enthousiasme à revendre, et la voix chaude et rocailleuse à souhait de Alex Bianchi m'ont plus que largement convaincu. Je leur souhaite une aussi longue et féconde carrière que celle de Ange !
Les photos sont respectivement de Denis Mousty (groupe 2012), Aragondange (groupe 1975), et de Vincent Gable (tous les portraits)