« … Non je ne regrette rien, ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal, tout ça m’est bien égal […] c’est payé, balayé, oublié, je me fous du passé. »
C’est bien sûr Édith Piaf qui chantait ça, même les plus hermétiques à la chanson française connaissent je pense.
Si je mets cet extrait en introduction, c’est parce qu’on dirait que cette idée s’est généralisée, que le credo « ni remords, ni regrets » (au passage, c’est aussi le titre d’une chanson de l’helvète Stephan Eicher) est devenu le seul valable, la règle imposée.
Je le comprends d’autant moins que ce n’est absolument pas ma vision de la vie.Je ne suis pas encore (trop) vieux, et pourtant à tout juste 32 ans des regrets j’en ai déjà, et certains me poursuivent depuis belle lurette.
La vie de tout un chacun est parsemée de moments-clés, ces instants où l’on se retrouve à une intersection qui impose de faire un choix qui va modeler le reste de son existence. Et qu’on le veuille ou non, on ne fait pas toujours le meilleur choix. On peut se tromper, faire fausse route, c’est humain. Au-delà même des choix qui s’avèrent catastrophiques, il y a aussi ceux qui ne mènent pas forcément à l’échec mais qui restent cependant peu fructueux. Ceux qui amènent à se demander avec une certaine nostalgie mêlée de curiosité ce qui se serait passé si on avait bifurqué dans une autre direction.
Pour ma part j’ai une qualité qui parfois se retourne contre moi. J’ai une très bonne mémoire. Évidemment ça a ses bons côtés : ça m’a bien aidé tout au long de ma scolarité par exemple, et ce n’est pas inutile non plus au Trivial Pursuit ! J’arrive à retenir sans trop d’effort les noms d’obscurs seconds rôles de séries B juste parce qu’ils m’ont plu, je me souviens des péripéties que vivent les personnages de Santa Barbara au cours des 2137 épisodes que compte ce soap qui a bercé ma jeunesse (shame on me, je sais, je sais…), je suis capable de raconter par le menu la majeure partie des dizaines de comics mensuels que j’ingurgite depuis mes 10 ans…
Cela étant dit, je n’ai pas une mémoire encyclopédique non plus, je me suis pas de ces surdoués qui possèdent une mémoire photographique ou de ces hyper-mnésiques qui retiennent jusqu’au moindre détail chaque seconde de leur vie.
Mais tout ce qui me touche, me plaît, m’interpelle de près ou de loin, j’ai des facilités à le retenir. Depuis la plus absurde futilité jusqu’aux moments charnières, les plus importants.
Et quand je dis que cette mémoire peut se retourner par moments contre moi, c’est quand justement je suis incapable d’oublier ce qui devrait l’être pour avancer sereinement. Avoir des tonnes de souvenirs joyeux et revigorants c’est une bénédiction, mais la contre-partie à payer pour moi c’est de ressasser et vivre aussi continuellement avec mes échecs passés, mes peines, mes hontes et mes remords.
Je ne suis ni le pire ni le meilleur des hommes, la question n’est pas là, mais j’ai eu parfois des raisons de m’en vouloir sérieusement. Et si j’arrive à pardonner (vieux reste d’une éducation trop emprunte de judéo-christianisme ?), il n’est qu’une personne qui ne trouve pas d’excuses à mes yeux : moi-même. Du coup, mes biens aimés souvenirs nourrissent aussi mes regrets, c’est inéluctable. J’ai toujours fonctionné ainsi.
Régulièrement, à la classique question « Si vous pouviez recommencer, que changeriez-vous à votre vie ? », j’entends l’invariable réponse « Rien, je referais tout à l’identique, y-compris les erreurs, parce que ce qu’on apprend de nos erreurs forme notre personnalité ».
Et tout le monde s’acharne à répondre ça, comme si répondre autrement serait s’injurier soi-même. Il ne faut surtout pas avouer ses échecs, faire comme si ce n’était pas grave, jouer celui qui surmonte tout parce que sinon cela nous condamne (même si c’est inexact) à l’image de celui qui a « raté sa vie ».
Parfois j’en viens à me demander si dans la réponse toute faite de ceux qui ne regrettent rien, il n’y a pas une sorte de fuite en avant éperdue, une forme d’auto-persuasion qui tiendrait presque du réflexe de survie. Croient-ils vraiment viscéralement en ce qu’ils disent, ou est-ce une façon de se persuader soi-même en se positionnant comme celui qui assume tout avec le sourire aux lèvres face aux autres ?
Entendons-nous bien : ma vie n’est pas un supplice, ce texte n’est pas un apitoiement sur moi-même, n’allez surtout pas vous imaginer je ne sais quoi. Je sais faire la part des choses et jamais je n’oserais me faire passer pour quelqu’un à plaindre. Comme tout un chacun j’ai connu des bonheurs et des malheurs, et si je devais en tirer un bilan, ce serait mentir que d’affirmer que pour moi la balance de la vie a penché du mauvais côté. Je suis conscient de mes chances, loin de moi l’idée de vouloir jouer les victimes et les pleureuses à deux sous. Mais là n’est pas mon propos.
Ce que je ne comprends pas, c’est cette façon quasi-généralisée de verser dans l’optimisme béat. Quoiqu’il arrive, de toujours positiver, quitte à nier les réalités peu reluisantes, ou à minimiser leur importance. Le positivisme forcené (mais je pourrais dire la même chose du négativisme du reste) me dépasse, me fatigue, m’agace.
Faut-il donc être un optimiste inébranlable toute sa vie, sous peine de basculer dans la catégorie « losers » ? Avouer un échec, avouer un regret et admettre l’importance de nos actes manqués nous met-il forcément sur la touche, loin des bienfaits d’une société qui va toujours de l’avant, où un regard en arrière est considéré comme une faiblesse ?
N’y a-t-il donc pas de place pour l’objectivité ? Être vraiment objectif sur soi-même est certes difficile, mais faut-il pour autant céder à la facilité de ne jamais rien regretter ?
J’ai souvent l’impression que le fait de ne justement « jamais rien regretter » est présenté comme une grande force de caractère, un grand courage. Je le vois pour ma part comme l’exact inverse : pour moi c’est d’admettre qu’on a été mauvais, nul, triste, méprisable qui est une force, pas de le nier ou le passer sous silence. L’angélisme et le défaitisme ne sont que deux faces d’une même pièce, et sont aussi vains et dangereux l’un que l’autre.
Oui, j’ai d’immenses regrets et d’immenses hontes. Et si j’ai honte de certains de mes actes, une chose dont je n’ai aucunement honte, quitte à m’exposer à l’incompréhension de certains, c’est d’avoir des regrets justement.
(et tant pis si cette phrase est compliquée, alambiquée et bourrée de répétitions !)
J’ai commencé ce texte avec un extrait de chanson, je finirai donc de même. Voici donc une phrase qui me poursuit partout où je vais, qui fait certainement parti des valeurs les plus ancrées en moi, et qui illustre parfaitement ma vision de la vie (attention, je sors les grands mots…).
Cette phrase toute bête mais chargée de sens, je la dois comme beaucoup d’autres choses d’ailleurs à un artiste qui compte énormément pour moi, Bernard Lavilliers.
Vous connaissez peut-être déjà, elle est extraite de Nord - Sud, je vous la livre :
« Alors écoute : tout s’arrange toujours. Même mal… »
En quelques mots, tout est dit.