Film inattendu, film ovni, film hybride, Joker est difficile à définir avec exactitude, mais une chose est certaine : il ne fait pas partie de ceux qu’on classe parmi les œuvres qui laissent indifférent.
J’ai d’ailleurs assez de mal à synthétiser et ordonner mes pensées à son sujet. Pas évident dans ces conditions d’en parler ici de manière claire et un minimum organisée, mais bon, je vais essayer quand même.
À mes yeux donc, Joker fait partie des inclassables, qui appartiennent à un genre mais pas que. C’est pas clair ce que je dis hein ? C’est bien ce que je disais…
Qui sait ce qu'il se passe dans l'esprit de cet homme ?
Partons du synopsis « google » du film, que je vous recopie ici :
Dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu'il erre dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
Personnellement je trouve ce synopsis nul, car plutôt déconnecté de ce qu’est le film en réalité.
Pour commencer je me suis permis de corriger un tantinet, puisque pour google « Arthur [...] ère dans les rues... », no comment.
Ensuite dans le contenu : Arthur Fleck n’est pas un comédien de stand-up raté, mais rêve de faire du stand-up sans jamais encore avoir eu le courage de s’essayer à l’exercice. Il est agressé dans la rue, mais pas alors qu’il y errait (èrait ?!?) déguisé en clown, il fait de la retape sur le trottoir devant un magasin pour inciter les gens à y entrer, et il est engagé pour le faire déguisé en clown. C’est à cette occasion qu’il se fait agresser. Quant au « il bascule peu à peu dans la folie » alors là je crois que vous n’aurez pas besoin de plus de 5 minutes du film pour vous rendre compte qu’il ne bascule dans rien du tout mais qu’il est bel et bien cintré dès le départ, et bien copieusement. Tout au plus au cours du film décide-t-il de se rebiffer face à tout ce qu’il subit encore et encore, l’arrêt de sa médication le poussant progressivement à ne plus se laisser faire.
Arthur, en bon fils, s'occupe de sa maman
Alors je vous propose donc un résumé à ma sauce, histoire de palier aux manquements de google.
Le quotidien d’Arthur Fleck (Joaquin Phoenix), âme solitaire au sein de la mégalopole de Gotham City, est bien morne. Vivant dans un petit appartement sordide qu’il partage avec sa mère (Frances Conroy) dépendante de ses soins, il est lui-même suivi par les services sociaux de la ville qui lui assurent un minimum de soins psychiatriques. Pour survivre il travaille en tant que clown dans une boîte de services qui l’envoie au gré des commandes tantôt dans un magasin, tantôt en hôpital pour enfants. Arthur a un rêve, celui de devenir comédien de stand-up, faire de la scène, devenir un comique reconnu à l’image d’une de ses idoles, l’animateur de show télévisé Murray Franklin (Robert De Niro). Mais ça c’est dans sa tête car dans la vie de tous les jours Arthur est moqué, conspué, méprisé, rabaissé, ou dans le meilleur des cas ignoré par son entourage. Parce qu’Arthur est ostensiblement… différent, c’est le moins qu’on puisse dire. Foncièrement gentil et luttant jour après jour pour faire bonne figure en toute circonstance, la réalité est pourtant cruelle : il est rejeté par à peu près tout le monde. Il est qui plus est affublé d’un toc incontrôlable, dès lors qu’il est soumis à de trop fortes émotions il est pris d’un fou-rire de dément qui nourrit incompréhension, peur et parfois haine de la part de ses interlocuteurs…
Quand un fou-rire le prend...
Voilà donc le point de départ du film.
J’aime autant vous prévenir de suite : Joker a beau être classé comme « film de super-héros » parce que son personnage principal est l’ennemi juré de Batman dans les comics made in DC, il ne partage presque rien de commun avec cette caste de films dont la forme canonique a été quasi-imposée par Marvel Studio depuis ces 10 dernières années. Le rapport aux super-héros restera, tout du long du métrage, ténu. D’abord comprenez bien que vous n’en verrez pas l’ombre d’un. Batman n’existe pas encore dans cette Gotham des années 1980, et pour cause : Bruce Wayne est encore un enfant. On croisera bien le petit Bruce (Dante Pereira-Olson) à travers deux scènes mais là n’est pas l’important, c’est même je pense plus par souci de livrer le service minimum aux fans, car avec ou sans lui le film fonctionne parfaitement.
Il est temps d'apprendre au jeune Bruce à rire...
Le Wayne qui a un peu plus d’importance dans cette histoire c’est Thomas Wayne (Brett Cullen), le père du futur Dark Knight. Et c’est peu de dire qu’il ne tient pas vraiment le beau rôle dans l’histoire. Politicien à l’ancienne, incarnation de la méritocratie et du libéralisme galopant, adepte de la philosophie du « aide-toi toi-même et le ciel t’aidera » et du « quand on veut on peut », devises toujours plus faciles à promouvoir quand on dort dans des draps de soie que sur un morceau de carton dans la rue, Thomas Wayne n’est pas foncièrement un homme mauvais, mais sa personnalité un brin hautaine et d’une assurance aveugle en ses principes cristallise la lutte entre l’élite et la plèbe, les riches et les pauvres, les nantis et les exploités. De là à dire que le film fait dans la satyre politique et dénonce des problèmes qui bousculent régulièrement nos sociétés occidentales modernes il n’y a qu’un pas, et selon vos propres opinions et tendances politiques vous pourrez certainement y reconnaître des allusions à l’un ou l’autre hommes politiques actuels.
Quand Thomas Wayne, un homme puissant qui veut se faire élire maire, passe à la télé...
C’est donc à très peu de choses que se réduit « l’enduit » super-héroïque du film de Todd Philips : le nom de la ville et de deux des principaux protagonistes. Exit les super-pouvoirs, exit les costumes moule-burnes et cape au vent, même l’accoutrement si spécifique du personnage du Joker est ramené à sa source et perd ainsi sa vocation de « costume de super-vilain », ici Arthur Fleck n’est rien d’autre qu’un clown, un clown triste, qui rit quand en réalité il voudrait pleurer. Même cette caractéristique-là est remise en question : le fameux rire sardonique du Joker n’a rien de malveillant à la base, c’est bien au contraire sa malédiction, l’expression de ses maux les plus profonds, contre laquelle lui-même ne peut rien, dont il est lui-même la première victime. Todd Philips pousse encore plus loin : même son surnom de Joker il ne l’a pas vraiment choisi. Il s’en affuble comme un pied de nez à l’humiliation permanente dont il fait l’objet.
Toujours faire bonne figure...
À mes yeux il est donc clair que Joker n’est pas, et n’a certainement même jamais cherché à être dans l’esprit de son scénariste et réalisateur Todd Philips, un film super-héroïque.
On ne nous y parle pas de super-humains, mais bel et bien d’humains. Profondément humains, dans tout ce que cela peut comporter de triste, sordide ou désespérant. Le portrait de nos sociétés est de ce point de vue plutôt gratiné mais pas trop, malheureusement, éloigné de la réalité. Le rejet de l’autre, en particulier de tout ce qui sort de la norme, de tout ce qui ne nous ressemble pas, de tout ce qu’on ne comprend pas (et qui nous fait donc peur), de tout ce qu’on considère comme faible ou bizarre, mais aussi la solitude profonde qu’implique parfois le « chacun pour soi » et tout ce que peuvent engendrer les règles de fonctionnement de notre civilisation (dont le vernis craquelle de plus en plus et peine souvent à maquiller ce qui la régit en partie, à savoir la sempiternelle loi du plus fort), le film Joker fait plus que dénoncer tout cela : il le montre. De façon crue. Parfois insoutenable. Et fait réfléchir. Se questionner.
Confronté à la réalité du monde, le clown est triste...
D’ailleurs en prenant la peine de nous faire nous poser des questions, le film s’est vu paradoxalement accusé des maux qu’il tente de dénoncer. Alors que lorsqu’on s’y attarde un peu, il semble évident que Joker critique la société et le système actuel qui n’a pour conséquences que d’exacerber la violence et les confrontations sociales, le film a par certains été soupçonné d’être une forme de plaidoyer pour la violence. D’inciter, pire : de justifier la violence, la révolution sociale et l’anarchie. Comme lorsqu’une œuvre qui veut dénoncer le racisme montre des racistes et se fait traiter en retour de raciste elle-même. C’est du reste assez déprimant et tristement révélateur de l’état actuel de notre société et du niveau intellectuel général. Ne pas être capable d’un minimum de recul et de relativisation face à un film, pour en tirer le message pourtant pas si compliqué à comprendre, ça en dit long sur le manque de maturité et le niveau de connerie ambiante.
Que le film ne soit pas pour tout public il me semble qu’il s’agit d’une évidence que de le dire. Mais l’accuser de tous les maux qu’il tente pourtant finement de dénoncer, c’est vraiment n’y rien comprendre à rien.
Murray Franklin, source d'admiration ... et d'humiliation pour Arthur
Plutôt que d’accuser le film de promouvoir la violence des rues et de la justifier, ne pourrait-on pas aller un chouïa plus loin dans le propos ? Moi j’ai trouvé que le film pose plus qu’un constat, il pose des questions. Questions pas faciles et auxquelles il revient à chacun de chercher à répondre. Sur le fonctionnement de nos sociétés, sur la place de chacun. Mais aussi sur les notions, peut-être à un niveau un poil plus philosophique (en espérant n’avoir pas prononcé un gros mot en disant cela), de bien et de mal. De folie et de normalité. D’universalité et d'individualité.
Et à un degré encore supérieur, comme à chaque fois qu’une œuvre pose des questions et quel que soit le sujet qui fâche abordé, peut-être que ce film peut contribuer à se rendre compte d’une évidence qui ne l’est pourtant pas aux yeux de tous : que pour discuter, argumenter et débattre d’un sujet, encore faudrait-il commencer par essayer de le cerner et de le comprendre. N’est-ce pas là le but de toute question : comprendre ? Il semble pourtant que cette notion échappe à un certain nombre de gens…
Bientôt Arthur va déployer ses ailes et prendre son envol...
Alors comme souvent je suis parti en totale digression sur le fond, et j’en ai finalement assez peu dit sur le film en lui-même.
Sachez que ce n’est pas un film facile à regarder. Parce qu’il montre des choses pas forcément faciles à accepter, parce qu’on les sait, qu’on les ressent très vraies.
Difficile par exemple de vous dire que j’ai aimé ce film comme je pourrais le dire d’une comédie amusante ou d’un divertissement réussi. Je suis sûr de le revoir un jour, mais ce serait mentir que de dire que je n’ai qu’une envie c’est de le revoir ! Peut-être parce qu’il est assez puissant pour bien vous rester en mémoire dès la première vision, peut-être aussi parce que ce film ne joue pas sur une notion basique qu’on cherche souvent à ressentir en tant que spectateur : le plaisir. Non, ce film ne donne pas du plaisir au spectateur. Il lui donne à réfléchir, il lui donne peut-être un peu le blues, peut-être même des frissons à y repenser. Mais pas du plaisir, ce qui finit d’ailleurs de le sortir définitivement, si quelqu’un avait encore des doutes à ce sujet, de la catégorie des « films de super-héros » comme je le disais plus haut.
Entre fou-rire compulsif et sourire forcé, Arthur peine à cacher sa tristesse
Et j’ai envie de dire exactement la même chose de la prestation de Joaquin Phoenix, absolument impérial en Arthur Fleck / Joker. Il impressionne, il estomaque, il échappe à toutes les comparaisons possibles (alors que pour ce rôle c’était le plus gros enjeu à mon avis, se sortir des précédentes interprétations du personnage qui avaient tant marqué les spectateurs en leur temps : la très colorée et roublarde version « historique » du génial Jack Nicholson, la noirceur et le nihilisme qui suintait de la version « grunge » de Heath Ledger, et dans une bien moindre mesure la folie exubérante et bien trop démonstrative de la version « tatouée » de Jared Leto, pour ne citer que les trois principales de ces 30 dernières années). Le Joker de Joaquin Phoenix ne ressemble à rien de ce qu’on a déjà pu voir, et pourtant s’impose avec une autorité hallucinante comme une version à la fois aboutie, définitive, parfaitement cohérente et indiscutable du personnage. Joaquin Phoenix a tout bonnement recréé le personnage, ni plus ni moins, ce qui en soi est déjà une véritable prouesse. Il se l’est totalement approprié, il est le Joker, à part entière. On entend souvent ce genre de commentaire quand un artiste tente de reprendre un rôle mythique, ou une chanson déjà très connue. Et bien souvent on l’utilise à tort, on exagère largement. Joaquin Phoenix lui, l’a juste fait. Et il l’a tellement bien faite, cette appropriation, qu’il n’y a strictement rien à redire.
Et si finalement le bonheur était possible pour Arthur ?
Là où il a fait très fort, c’est qu’on ne voit à aucun moment Joaquin Phoenix à l’écran, mais bel et bien Arthur Fleck. On y croit à 200 %. Il ne surjoue pas une seconde, alors que ce piège était ouvert et béant pour le comédien, de tomber dans le « too much » avec un tel personnage, si extrême, si spécial, tellement hors-norme. Joaquin Phoenix est d’une justesse impressionnante du début à la fin, même dans les scènes les plus casse-gueule telles que les moments où Arthur est pris de son fou-rire irrépressible, quand il se lance dans le stand-up, les séquences où il se maquille face à son miroir, ou encore celle où il a un rendez-vous amoureux. À chaque fois il est parfaitement dans le rôle, convaincant, habité, et nous emporte avec lui. La performance de l’acteur est juste phénoménale.
Un Joker inédit mais évident
Le comédien a déjà une filmographie longue comme le bras, et a su se forger une carrière à base de films hétéroclites de tous genres. Et franchement, on voit que le garçon sait mener sa barque, parce que dans le lot je n’y vois aucun navet ou film honteux. Si j’étais joueur, je crois que je mettrais bien une petite pièce sur l’Oscar du meilleur rôle pour son Arthur Fleck cette année…
Arthur Fleck, un type qui ressemble vaguement à Joaquin Phoenix...
En conclusion, malgré tout le bien que je pense de Joker j’hésite à le conseiller à tout va et sans distinction, car je sens que ce film ne plaira pas à tout le monde. En revanche ce que je peux vous conseiller, c’est de ne pas y aller avec trop d’idées préconçues si jamais vous décidiez de le voir. N’attendez rien de précis. Et à coup sûr, malgré tout, vous vous ferez surprendre par ce que vous verrez. Là-dessus aussi je mets une petite pièce...
L'affiche du film