En littérature il y a les classiques, les références, les bouquins dont l’aura fait qu’on a l’impression de les connaître avant même de les lire. Il y a ceux qui font parler, parce que devenus des phénomènes à la mode. Et puis il y a ceux qui ont une réputation qui les précède, voire un voile de mystère qui les entoure, et qui intrigue, forcément. La conjuration des imbéciles est à mes yeux de cette dernière catégorie. J’en avais déjà plusieurs fois entendu parler, presque comme d’une légende urbaine, sans jamais avoir réussi à retenir son nom. Mais si, vous savez, ce fameux roman que son auteur a essayé en vain de faire publier, cumulant refus sur refus de la part des maisons d’édition. Tant et si bien que le gars, complètement déprimé et convaincu d’être un écrivain raté, a fini par se donner la mort. Sauf que sa mère n’a pas lâché le morceau et est repartie à l’assaut des éditeurs avec le manuscrit de son fiston suicidé. Et le roman a fini par trouver preneur, il est même devenu un succès énorme. Eh bien ce livre c’est La conjuration des imbéciles et son auteur (qui n’a donc jamais su que son œuvre connaîtrait la gloire et la reconnaissance de ses pairs : il a reçu le prix Pulitzer à titre posthume) se nomme John Kennedy Toole. C’est quand même vachement intrigant cette « petite histoire » autour de ce livre non ? Moi j’ai voulu en savoir plus, et je me suis donc attaqué à sa lecture.
Je dis « attaqué » parce que le bouquin est un sacré morceau. Prévoyez le temps, il ne se lit pas en un petit après-midi d’hiver, c’est quand même du pavé de compétition. Malheureusement je dois bien le dire, ce n’est pas uniquement du fait de son volume imposant que la lecture s’est avérée longue à mes yeux. Les gros pavés, en théorie ça ne me fait pas plus peur que ça, j’en ai même plus ou moins régulièrement sur ma pile de livres à lire. Là où ça se corse, c’est quand le sujet n’est pas hyper passionnant, ou quand l’écriture manque de rythme, ça demande déjà plus de courage et faut parfois s’accrocher pour en venir à bout. Eh bien c’est exactement ce qui s’est produit entre ce livre et moi…
Alors d’abord un résumé rapide. Le héros de cette histoire se nomme Ignatius J. Reilly, on se situe dans la Nouvelle-Orléans des années 60. Ignatius a 30 ans et vit aux crochets de sa mère (elle-même pas une flèche, et plutôt portée sur la bouteille). Diplômé après 10 ans d’université en histoire médiévale (déjà le truc hyper utile dans la vie active), fortement obèse, pas très porté sur l’hygiène et affublé de tenues très personnelles (il ne quitte jamais sa casquette de chasse verte avec protection pour les oreilles, il craint trop les rhumes de cerveau) il ne sort quasiment jamais de sa chambre, où il s’est mis en tête de rédiger ses mémoires et pensées sur de petits cahiers tout gribouillés. D’une arrogance sans limite, il a une très haute idée de lui-même et en dehors de cela méprise le monde entier. L’horreur suprême a pour lui un nom : le Travail. C’est pourtant ce qu’il est contraint d’aller chercher le jour où sa mère provoque un accident en état d’ébriété et qu’elle n’a pas les moyens seule de rembourser les dégâts. La bicoque qu’ils partagent est proche de la ruine, mais on pourrait bien malgré cela la leur enlever pour payer leurs dettes… C’est avec les plus grandes difficultés, morales comme physiques (car Ignatius est accablé d’un mal retors et pervers : son satané anneau pylorique suit les montagnes russes de ses humeurs et lui fait souffrir le martyre) qu’il va tout d’abord prendre un emploi de bureau dans une fabrique de pantalons, avant que ses mésaventures dans le monde du travail ne le propulsent vendeur ambulant de hot-dogs…
Voilà pour le gros de l’intrigue (aucun jeu de mots dans cette phrase). Cependant le récit est très dense et très touffu, on y croise de nombreux personnages secondaires auxquels sont rattachées des sous-intrigues plus ou moins intéressantes. Si l’ensemble peut paraître fouillis au début, les différents fils narratifs finissent par se rejoindre et tous les personnages développés auront en fin de compte un lien plus ou moins direct avec Ignatius. Parmi eux j’ai bien aimé Mancuso, le flic zélé mais poissard qui se voit refiler les pires enquêtes par son supérieur, la danseuse-entraîneuse qui tente de monter un spectacle d’effeuillage sexy avec son perroquet déplumé, ou encore Miss Trixie, une vieille employée de bureau assez iconoclaste qui attend impatiemment sa retraite alors qu’elle a passé l’âge depuis une bonne vingtaine d’années… Il y a aussi le roublard Jones, contraint d’accepter un boulot sous-payé pour ne pas être embarqué par la maréchaussée pour vagabondage, la tenancière raciste du bar qui emploie Jones et la danseuse, la mère et la tante de Ignatius qui aiment se mettre une bonne mine après leurs soirées bowling, le prétendant beau-père d’Ignatius qui nourrit une véritable phobie envers les « communisses », Myrna l’ancienne amie d’université d’Ignatius partie à New-York défendre la liberté sexuelle ce qu’il considère d’ailleurs être hautement indécent, le couple de bourgeois employeurs, les Levi, dont la femme est en permanence en train de faire des reproches à son mari,… et j’en oublie très certainement au passage.
Comme je le disais, c’est dense. Mais pas forcément toujours passionnant malheureusement. L’histoire a été écrite au début des années 60 et cela se ressent énormément, aussi bien dans le style que dans le contenu. L’Amérique décrite, et très fortement critiquée (que ce soit ouvertement ou par l’absurde), est pour le moins datée, même si certains thèmes restent aujourd’hui encore d’actualité. La société d’hyper-consommation dénoncée par Ignatius, on y est plus que jamais. Le racisme, bien que la ségrégation n’ait plus cours aux États-Unis, reste un des problèmes majeurs au pays de la liberté. Donc sur le fond, on trouvera sans peine des thèmes qui auront, malheureusement, très bien résisté au temps. Mais sur la forme, on n’y est plus vraiment, faut bien le dire. C’est un peu le même sentiment que j’avais eu également à la lecture de L’Attrape-Cœurs de J. D. Sallinger. L’écriture est un poil surannée, il y a un je-ne-sais-quoi qui m’a distancié un peu du récit et m’a donc empêché de m’y plonger vraiment, créant chez moi une certaine retenue.
Quant au style, là encore il est riche et varié. D’abord parce que selon les protagonistes, l’auteur va changer de ton et s’adapter aux manières de s’exprimer de ses personnages. Il faut d’ailleurs savoir que ce long roman est en majeure partie composé de dialogues, bien plus que de descriptions ou d’actions. Quand il s’agit d’Ignatius, le verbe est haut, le langage très soutenu voire exagérément riche, les phrases longues et alambiquées pour énoncer des choses au final très simples. C’est Ignatius, il est comme ça. Comme il se prend pour un génie incompris, il s’exprime comme un être de son niveau devrait le faire selon lui. Il n’en reste pas moins qu’une connerie, même énoncée avec des mots savants, ponctuée de démonstrations fumantes et tout droit sortie d’une logique embrumée, reste bien évidemment une connerie. Au mieux ça épate les imbéciles qui l’écoutent déblatérer, mais ça ne va pas beaucoup plus loin que ça.
Quand il s’agit du noir Jones en revanche, on tombe dans l’argot et surtout l’auteur tente de retranscrire par écrit le phrasé et l’accent populaire de la Nouvelle-Orléans des années 60. Mots éludés, prononciation reproduite par la phonétique, onomatopées… tout un tas d’artifices qui à la longue alourdit à mon sens la lecture. Cela dit, les phrases à la mords-moi-le-noeud d’Ignatius sont tout aussi fatigantes entendez bien… c’est vrai lors de ses dialogues interminables mais encore plus vrai lors de ces échanges épistolaires avec son amie/amour/ennemie Myrna, ou les extraits de ses pensées mises sur le papier dans ses fameux cahiers Big Chief. Et c’est en partie ce qui m’a un peu tenu éloigné du livre et a compliqué mon approche du texte : le style est lourd, et je n’ai pris aucun plaisir à sa lecture.
Lourd, au sens propre comme au sens figuré, c’est un adjectif qu’on peut également associer au personnage principal, le pachydermique Ignatius. En cela il faut bien le dire, l’auteur a réussi son pari et ne s’est pas dégonflé. S’il a voulu prendre le contre-pied du héros classique il y est parfaitement parvenu. Ignatius est le prototype même de l’anti-héros, mais attention le vrai, le pur. De nos jours il devient assez courant que le personnage principal d’une œuvre soit mis en avant comme un « anti-héros ». Sous-entendu que le gars en question sort des normes en vigueur, flirte avec le politiquement incorrect, détonne pour une raison ou une autre. Mais ce caractère d’anti-héros est plutôt considéré alors comme un atout, quelque chose qui le sort de la mêlée et le classe à part, mais de manière positive pour le spectateur ou le lecteur. Or Ignatius J. Reilly, lui, répond stricto sensu à l’étymologie même du terme « anti-héros », entendez par là qu’il est l’exact contraire, sur absolument tous les plans, de l’image qu’on peut se faire d’un héros principal. Il ne possède que des défauts, je serais bien en peine de lui trouver le moindre aspect positif. Et pas des « petits défauts ». Que des caractéristiques qui le rendent insupportable, irascible, imbuvable. Ce type est un cauchemar sur pattes. On pourrait passer des heures à lui mettre des baffes. Mais au-delà encore des envies de meurtre, l’envie irrépressible qu’il génère c’est je crois celle de fuir loin, très loin de lui. Et ce qui finit d’en faire une horreur c’est que tout ce qu’on peut lui reprocher, lui s’en targue comme de véritables qualités, preuves indéniables s’il en fallait encore de sa supériorité sur les autres. Bref, je crois qu’on ne peut pas aimer ce personnage (moi en tout cas j’en suis proprement incapable, et pourtant j’ai une assez grande capacité, je crois, à la tolérance et à la relativisation dans le domaine de l’imaginaire et de l’art). En ce sens, faire d’Ignatius ce qu’il est, et le personnage principal d’un roman, je dois bien dire que c’était couillu de la part de l’auteur, et complètement à contre-courant. Car il est clair qu’il ne visait pas l’identification du lecteur au héros ! D’ailleurs si on prend comme critère l’impact sur le lecteur (tous sentiments confondus) d’un personnage, alors l’objectif est atteint, mille fois atteint : on ne peut pas oublier ce gros bonhomme en casquette de chasseur, il est l’un des personnages de papier les plus marquants qu’il m’ait été donné de lire. Ah ben tiens, il semblerait bien finalement que j’ai réussi à dire quelque chose de positif (ou d’approchant) sur ce personnage…
L’un des autres aspects que j’ai noté après coup, mais qui m’a gêné aux entournures tout du long de ma lecture sans que j’arrive consciemment à mettre un nom dessus sur le moment, est lié à l’ambiance générale de ce livre. En fait, j’ai eu l’impression qu’en permanence, quasiment tous les personnages étaient en colère, que tous les dialogues étaient écrits sur le ton de l’engueulade, de l’emportement. Et moi les gens qui crient (ou même simplement qui parlent fort), ça me fatigue très vite je dois dire. Je crois que c’est aussi une des choses qui a contribué à me tenir à distance de ce récit.
À en croire ce que j’ai pu en lire ça et là sur la toile, j’ai la nette impression de faire partie de la minorité qui n’a pas accroché à ce roman. C’est vrai, dans une immense majorité, les critiques sont bien plus que positives, même très souvent dithyrambiques. J’ai été impressionné de voir que de nombreux auteurs citent La conjuration des imbéciles comme une de leurs œuvres cultes, et parmi les plus importantes de la fin du XXème siècle. Le roman de John Kennedy Toole ne fait pas l’unanimité mais presque. Aussi suis-je bien obligé d’en conclure que je suis peut-être passé à côté de quelque chose, que je n’ai pas su capter ce qui a tant plu par ailleurs à tant de monde. Peut-être que j’accorde trop d’importance à la qualité humaine des personnages, et surtout à la possibilité d’identification du lecteur aux héros mis en scène, au détriment de la qualité plus intrinsèquement littéraire de l’objet. Mais je dois bien aussi avouer que j’ai eu du mal à faire le tri dans ce que je lisais et à saisir le message de l’auteur. Oui j’ai repéré les thèmes pointés du doigt, mais j’ai eu plus de mal à comprendre exactement ce que voulait nous en dire John Kennedy Toole. Était-ce simplement une pochade poussée très loin ? Beaucoup de lecteurs, si j’en crois les commentaires qui reviennent le plus régulièrement, considèrent ce roman comme très drôle, voire hilarant. Moi j’ai très peu ri en le lisant. Souri oui, en particulier pour tout ce qui concerne Miss Trixie, l’officier Mancuso ou l’obsessionnel chasseur de « communisses ». Mais clairement ce n’est pas ce que j’ai retenu de plus marquant de ce roman. Alors je m’interroge, car je me demande ce que cela révèle de moi, pourquoi je n’ai pas été pris par cette évidence qui s’est imposée à tant d’autres lecteurs, et de bien plus érudits que moi parmi eux.
Alors ne serait-ce que pour cela, pour ce questionnement que ce livre a déclenché en moi, mais aussi parce qu’indéniablement ce roman est une expérience de lecture assez unique en son genre, j’ai envie de vous le conseiller à tous, bien que moi je ne l’ai pas aimé. Et puis comme ça on pourra en recauser ensemble, et je comprendrai peut-être enfin ce qui m’a échappé ?...