Je t’aimerai toujours.
Quelle connerie.
Et dire que j’y croyais quand j’ai prononcé cette phrase le plus sérieusement du monde, en la regardant dans les yeux. Ça m’avait donné de l’assurance il y a 12 ans, face à son air moqueur et à son visage beau comme la lumière du jour.
Maintenant Mathilde gît là, à mes pieds, son sang d’un rouge sombre a fini de s’étaler.
Moi je ne sais pas exactement depuis combien de temps je n’ai pas bougé, ma mémoire semble avoir fait l’impasse sur les minutes (les heures ?) qui se sont écoulées depuis qu’elle s’est écroulée devant moi.
A-t-elle souffert ? J’imagine que oui, et ça me fait froid dans le dos. Pourtant il fait chaud. Cette putain de canicule s’abat jour après jour, encore et encore, ne laissant aucun répit aux gens depuis plus d’un mois. Même la nuit n’apporte plus son lot de fraîcheur. Les vêtements sentent l’humidité et la transpiration mélangées aux odeurs de déodorants devenus vite inutiles, et ceci dès le matin. On pourrait se changer toutes les heures à ce train là, tellement on sue.
Sûr que ça les a attirées, cette odeur âcre de transpiration. Elles étaient arrivées voici dix jours dans le village, on ne s’y attendait vraiment pas si tôt. Putain de saloperies. Pourtant au fond de notre vallée des Vosges je pensais qu’on aurait un petit sursis. Mais non.
Au tout début je n’y avais pas cru. Ça a débuté fin juin, avec la mort du pape. Faut dire que le pauvre vieux avait fait son temps … et même plus que son temps ! Il ne tenait plus debout depuis belle lurette. Puis est arrivé le temps où il ne tenait plus assis. Pour finir, il ne tenait même plus éveillé le bougre. Et à force de ne plus rien tenir, il avait fini par lâcher prise …
C’est sûr qu’il s’est battu le vieux. À croire qu’il ne voulait à aucun prix rencontrer enfin son créateur ! Bizarre tout de même, pour un pape …
Enfin bon, quand il a rendu l’âme à son propriétaire … il a fallu le remplacer. Les cardinaux se sont réunis, comme le veut la tradition. Deux noms alimentaient la rumeur. Le cardinal Montségur du Luxembourg, vitrine de la chrétienté nouvelle, ouverte au monde et réformiste. Pour le mariage des prêtres et le port de la capote pour se protéger du fléau du sida. Je ne suis pas du genre à courir à la messe le dimanche, mais selon mes critères ce gars ne disait pas que des conneries. Et le cardinal Palappin de Côte d’Ivoire, tout ce qu’il y a de plus traditionnel et classique comme religieux de ce rang, mais avec un handicap énorme. Il était noir comme la nuit. Oui, bien sûr la religion prône la tolérance et l’amour de son prochain. N’empêche qu’il était noir.
J’imagine les discussions de couloirs et les tractations entre groupes influents au sein du Vatican … Toujours est-il que c’est bel et bien un filet de fumée blanche qui s’échappa de la cheminée de la chapelle Sixtine suite à la réunion du conclave … un nouveau pape avait donc été élu. Il se nomma Pie XIII, et il s’agissait jusqu’alors du cardinal Di Santo du Brésil !
Eh ouais, exit le réformiste et le black, tout le monde s’était mis d’accord pour un type plus consensuel, et faut croire qu’on ne lui avait pas demandé son avis, parce qu’il avait l’air aussi surpris que le reste du monde. Sauf que si j’ai bien tout compris, le Di Santo a merdé … il n’était pas à la hauteur quoi. Les fâmeux secrets que les papes se transmettent l’un à l’autre … parmi eux il y en a certainement un ou deux qui lui ont fait tourner la tête, si bien que totalement affolé il paraît qu’il a lâché le morceau à quelques oreilles opportunes, toutes heureuses d’apprendre les secrets les plus cachés de l’Église.
Je ne sais pas exactement de quoi il retourne, il y a bien des rumeurs qui circulent, mais c’est un peu tout et n’importe quoi. Certaines parlent de la descendance cachée du Christ, d’autres de la venue de l’Anté-Christ, d’autres encore laissent entendre que Jésus avait été non pas le fils de Dieu mais celui du Diable, né homme pour racheter les fautes aux yeux de Dieu de son satané père … Bref, comme je l’ai dit : tout et n’importe quoi.
Par contre ce qui est avéré, c’est que c’est à partir de là qu’elles sont apparues. Pas tout de suite aussi nombreuses, mais bien vite elles ont déferlé en hordes sauvages sur le monde.
Saloperies.
Des espèces de monstres à mi-chemin entre le démon et le vampire. Comme ces derniers, il suffisait qu’elles mordent une personne pour que dans les quatre heures qui suivent, la transformation s’opère et que le malheureux mordu devienne lui-même une de ces abominations. Et pas la peine d’essayer de se réfugier dans une église ou de brandir un crucifix comme dans les films, les créatures s’en fichaient royalement. Non, le seul truc qui marchait encore pas trop mal, c’était les carabines, les flingues, les fusils. Les armes à feu quoi. Et fallait viser la tête. Va mordre quelqu’un quand t’as plus de mâchoire … t’as beau t’appeler Belzebuth ou Lilith tu peux toujours te brosser ! Simple, mais efficace.
Le problème ça a été la rapidité de propagation de ces choses. Elles sont apparues sans que personne ne s’y attende, a priori la révélation des secrets papaux a déclenché « l’enfer sur Terre ». Ensuite on n’a pas voulu tout de suite y croire. On pensait à des canulars, à des détraqués ou au pire à des hallucinations collectives. Mais ça s’est répandu vite, les hordes sont devenues Légion, et il fut trop tard pour réagir efficacement. Plus d’autre solution que de se cacher, se terrer dans des caves, des bunkers, des coins reculés et difficilement accessibles. En sachant bien qu’à un moment ou un autre ça coincerait niveau nourriture, eau, hygiène de vie … côté nerfs aussi.
Il y a dix jours les premiers … démons-vampires … je ne sais pas comment ça se nomme, moi je les appelle les saloperies … sont arrivés à Aubure, notre village. Ça a été un carnage. On était quelques-uns à se battre farouchement, décidés à vendre chèrement notre peau. Et puis faut dire que les saloperies n’étaient pas encore trop nombreuses à nous harceler. Mais ça a doucement changé, il y en eut de plus en plus, et nous étions de moins en moins nombreux, chacune de nos pertes allant inexorablement grossir les rangs ennemis …
On s’était retranché dans une petite ferme plus en hauteur, et on tenait pas trop mal le siège. Au bout de sept jours les saloperies se sont faites plus discrètes, va savoir pourquoi. On pouvait même sortir en groupe sans trop de danger pour se ravitailler en eau et en nourriture. Et ce matin en cherchant de l’eau au puits, elles nous sont tombées dessus par surprise et en nombre. Les deux frangins Guybert ont été les premiers à y passer. Complètement bouffés par les hordes de saloperies en furie. Nathan le boulanger, Denis le facteur et Josée sa femme ont été les suivants. Sygmund le curé en a dégommé pas moins de cinq avant de se faire submerger par le nombre. On avait presque réussi à s’en tirer quand une de ces horreurs qui avait les traits déformés d’un gamin de huit ans est sortie de je ne sais quel coin sombre derrière la ferme et s’est accrochée comme une sangsue à la jambe droite de Mathilde. Il fallut que je m’y reprenne à deux fois pour l’arracher tant il s’accrochait le diablotin. Mathilde saignait, sa cuisse était bien entaillée, un morceau de chair pendait encore à l’endroit de la morsure. J’ai tout de suite compris. On s’est précipité à l’intérieur, on a tout bouclé, on a couru s’enfermer dans la cave et elle s’est mise à pleurer. Les autres se sont éloignés, et nous ont laissés dans un coin de la cave pour se regrouper plus loin, nous jetant un œil craintif au moindre mouvement brusque, au moindre cri de désespoir de Mathilde.
Les minutes se sont écoulées lentement mais finalement ce qui devait arriver se produisit. Elle cessa de sangloter, se redressa, la tête penchée en avant, les yeux fixés au sol. D’un mouvement rapide elle releva la tête, me fixa deux secondes qui parurent une éternité, avant de se jeter brusquement sur moi, toutes canines dehors. Mon fusil à pompe était chargé et j’ai tiré un seul coup qui a fait mouche immédiatement. À cette distance, il ne restait plus rien de la tête de ce qui fut Mathilde. On ne distinguait au-dessus de ses épaules que sa chevelure blonde et beaucoup de sang.
…
Soudain le fil de mes pensées est interrompu par un bruit sourd et violent. Ça vient de derrière la porte principale de la cave. Un deuxième coup, puis un troisième. On aperçoit le brillant d’une lame traverser la lourde porte. C’est une hâche. On les entend crier de l’autre côté du mur, elles semblent avoir envahi la ferme … tout le monde dans la cave est pétrifié.
J’entends pleurer.
Je recharge mon fusil.
Saloperies.