Bienvenue dans la Fosse.
La Fosse ? c’est une prison verticale, accueillant deux prisonniers par niveau qui partagent une même cellule. Au centre des cellules, un large espace vide qui permet la descente (et la remontée à grande vitesse !) d’une plateforme sur laquelle chaque jour est entreposée la nourriture qui passe ainsi d’étage en étage, du haut vers le bas. La règle est simple : quand la plateforme s’arrête à votre étage, pour un temps très limité, vous pouvez manger ce que bon vous semble, mais vous ne pouvez rien garder avec vous pour le manger plus tard, la sanction est immédiate et mortelle le cas échéant. Puis la plateforme continue sa descente et c’est au tour des prisonniers de l’étage inférieur de se nourrir. Chaque mois, les duos de prisonniers (qui peuvent être mixtes, il n’y a pas de distinction hommes / femmes dans la Fosse) sont aléatoirement déplacés à un nouvel étage. S’il s’agit d’un étage supérieur tant mieux, on a accès à plus de nourriture. Si on descend dans les étages inférieurs (et ils sont plus nombreux que vous le pensez), on devra se contenter de ce que ceux qui sont mieux lotis auront bien voulu laisser. S’ils laissent quelque chose…
Au début du film, on suit Goreng (Iván Massagué) qui se réveille pour son premier jour dans la prison, dans une cellule qu’il partage avec Trimagasi (Zorion Eguileor), qui est là depuis un moment et n’en a plus que pour quelques mois avant de terminer de purger sa peine. C’est lui qui va sommairement l’informer des règles du lieu, mais c’est avec le temps que Goreng va comprendre tout ce que cela implique humainement…
Goreng n'a pas encore compris qu'il ne faut pas perdre de temps quand la plateforme est à leur étage...
The Platform est un film espagnol de 2019 qui a fait forte impression dans les festivals par lesquels il est passé, en particulier au Festival de Toronto. Et pour cause : il allie une idée de départ fort simple, un décor et des moyens minimalistes, et une symbolique qui invite à réfléchir non seulement sur la nature humaine mais également sur l’organisation hiérarchique de nos sociétés civilisées. Au visionnage, le film mis en scène par Galder Gatzelu-Urrutia (un parfait inconnu pour moi) m’a fait évidemment beaucoup penser au fabuleux Cube de Vincenzo Natali (qui est sorti en salles en 1999 !! Ça ne me rajeunit pas…) pour son côté « un maximum d’effet avec un minimum de moyens » qu’on retrouve dans les décors et le concept de base. Comme son aîné canadien, le film espagnol qui semble faire de son décor la star de l’histoire, met en réalité en avant ses protagonistes, leurs réactions, leurs peurs, leur réflexion, leurs limites. C’est surtout et avant tout (selon moi) un film sur l’humain, sur sa nature profonde, et sur sa tendance naturelle à l’égoïsme alors même que l’altruisme serait la solution la mieux adaptée à la survie de tous.
En reprendre ou en laisser pour les suivants ?
Car il apparaît assez rapidement que si pour Goreng la solution pour survivre à cet enfer est de se rationner et de faire en sorte que tout le monde, même ceux situés aux plus bas des étages, aient un minimum de nourriture, pour la grande majorité des autres détenus la solution est toute autre : manger autant que possible quand ils en ont l’occasion, en prévision de temps à venir plus durs, ou pour compenser les manques qu’ils ont subis auparavant. Sans se soucier le moins du monde de ceux qui passeront après eux. Or, la solution de l’altruisme nécessiterait pour réussir, que chacun suive la même logique et s’impose les mêmes règles…
En ce sens, The Platform dépasse largement le cadre du petit film à sensation, la série B à connotation fantastique ou le prototype de film d’horreur atypique (pour ses quelques passages un peu gores, bien que selon moi ils ne soient pas du tout l’aspect principal du film, The Platform est catégorisé comme film d’horreur et de science-fiction). On peut vraiment regarder The Platform comme un constat assez terrifiant sur la nature humaine, mais aussi comme une saine et implacable critique, j’irais même jusqu’à dire une satire de la société moderne organisée en classes telle qu’on la connaît. Le film pose la question de façon assez brutale dans sa façon de la mettre en images : comment peut-on vivre en communauté tout en étant profondément individualistes ? Comment faire en sorte que chacun accepte des sacrifices personnels pour le bien de tous ? Et dès lors que se passe-t-il quand certains ne jouent pas le jeu ? Peut-on obliger autrui à être altruiste ? Jusqu’où est-on prêt à aller dans ses actes et contre sa morale pour survivre ?
Dans une prison, est-il bien raisonnable de vouloir aider les autres ?
The Platform pose toutes ces questions, et apporte un certain nombre de pistes pour y répondre, mais se garde bien d’être trop définitif dans son propos. C’est du reste aussi ce qui fait sa force : à vous de vous positionner, à vous de faire évoluer votre réflexion sur un cas non pas théorique (car en théorie tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil n’est-ce pas ?) mais très pratique et terre-à-terre. Pour cela, le film a un impact très puissant sur le spectateur, et je doute qu’il en laisse beaucoup indifférents.
Trimagasi ne se pose aucune question, sa priorité c'est sa survie !
Malgré la qualité générale du film et l’effet choc qu’il provoque au premier visionnage, j’ai toutefois deux ou trois bémols à apporter. Rien de bien méchant, mais des choses qui m’ont fait tiquer.
D’abord d’un point de vue purement fonctionnel, si visuellement l’effet est réussi, j’ai été gêné par le fait que la plateforme s’abaisse et se lève sans le moindre mécanisme physique. Il n’y a pas d’axe, pas de support, pas de câbles, rien. Juste cette énorme plateforme (qui a l’air d’être en pierre ou en béton peut-être) rectangulaire d’une belle épaisseur qui se déplace comme un monte-charge en sustentation dans l’air. Par quelle magie se meut-elle on ne saura pas, ça ajoute à la touche « fantastique » du film, mais je n’ai pas pu m’empêcher de le noter. Ensuite il y a quelque chose qui m’a manqué, c’est le sens de cette prison. Vraiment, le pourquoi reste une énigme, et le film ne dévoile rien là-dessus. Ni même sur les raisons de la présence de Goreng, tout juste apprend-on qu’il a été volontaire pour son séjour dans la Fosse, en échange de certains « certificats » pas plus explicités que ça. Un moyen de s’élever socialement ? Pour son codétenu au moins les choses sont claires, il est là pour meurtre… Au cours du film un autre personnage apparaît, Imoguiri (Antonia San Juan), elle aussi volontaire pour intégrer la structure pénitentiaire, sans qu’on comprenne non plus ses motivations profondes. Dommage. Enfin, la partie qui concerne une autre détenue, Miharu (Alexandra Masangkay) à la recherche de son fils m’a paru vraiment confuse, nébuleuse. On ne sait pas quoi en croire ni quoi en penser, et on n’a pas vraiment le fin mot de l’histoire à la fin du film.
À la surface, une équipe de cuisiniers s'affaire à remplir la plateforme de victuailles...
Une fin d’ailleurs ouverte, à la conclusion très symbolique, presque onirique, mais qui risque de ne pas plaire à celles et ceux qui aiment que tout soit expliqué clairement. Une fin qu’on peut là encore rapprocher d’une certaine manière de celle du film Cube, dont je parlais plus tôt comme d’une référence forte du film. Une fin en forme de points de suspension…
Mais si j’ai mentionné ces quelques bémols je ne voudrais surtout pas que vous ne reteniez que cela du film. Au contraire, ils sont secondaires par rapport à la puissance évocatrice de ce long métrage. Depuis son concept d’une simplicité aussi nue que barrée, jusqu’à sa mise en image à l’ambiance très travaillée, en passant par l’interprétation tout en implication des différents comédiens (dont les visages m’étaient quasiment inconnus, ce qui est un avantage pour ce genre de petits films qui propose une immersion totale dans son univers : on ne peut pas se raccrocher en tant que spectateur à un comédien connu, on est dès lors complètement sans a priori sur les personnages qu’on découvre), tout dans ce long métrage est fait pour captiver l’attention du spectateur, pour le faire réagir et réfléchir.
Quand on a la chance d'être à un des étages supérieurs, on n'a que l'embarras du choix...
Ça faisait longtemps que je n’avais pas été aussi surpris positivement par un film sorti de nulle part, et l’une de ses qualités est à mon avis qu’il donne l’envie d’en reparler par la suite, de partager ses sentiments à son égard, de la façon dont on l’a reçu en tant que spectateur. Et ça, à mon sens, c’est la marque d’un film réussi. Je vous conseille donc sans retenue, de descendre dans la Fosse. Enfin… si vous l’osez !
L'affiche du film