Avec Le Crépuscule d’une idole, j’ai (enfin) lu mon premier livre de Michel Onfray. J’aurai mis le temps ! Je dois dire pour ma défense que ça impressionne un peu de s’attaquer à un auteur pareil. Le bonhomme sort quand même pavé sur pavé sans discontinuer depuis des années. Et certes, les thèmes abordés par lui m’attirent souvent, mais l’épaisseur de ses ouvrages a tendance à dissuader les meilleures volontés (enfin les miennes…). Imaginez, le temps de lire un de ses bouquins je pourrais m’en enfiler deux ou trois de taille plus raisonnable, ce qui m’a fait souvent passer mon tour. Mais pas cette fois. J’avais envie d’en savoir plus, à la fois sur cet auteur tant apprécié d’une part que décrié de l’autre, mais aussi sur celui qui est le sujet de son livre, à savoir Sigmund Freud.
Eh bien, j’ai été servi !
Sur tous les plans…
D’abord j’ai découvert la plume de Michel Onfray, dont je ne connaissais jusqu’alors que les talents d’orateur. Je l’ai trouvé précis, méticuleux, clair, extrêmement bon pédagogue, direct, carré et obstiné. Onfray ne fait pas dans la demi-mesure. Il a lu, pour ne pas dire disséqué, tout ce que Freud a pu écrire au cours de sa vie. Et je ne parle pas que de ses publications officielles sur la psychanalyse, mais de vraiment tout ce qui a pu un jour ou l’autre sortir du bout de sa plume. Comme ses travaux d’avant sa « découverte » de la psychanalyse, ou sa correspondance privée qui a pu être retrouvée et compilée. Et ça n’est pas tout, la méthodologie d’Onfray prend également en compte l’aspect chronologique : non seulement il va tout lire, mais tout lire dans l’ordre chronologique ! Avec un stylo à la main bien entendu, pour prendre des notes et ne rien oublier. Et croyez-moi, ce type n’oublie jamais rien, c’est une vraie machine en plus d’être un bourreau de travail. Mais cette méthode, qui doit nécessiter une discipline d’enfer, s’avère payante à bien des degrés. Onfray approche ainsi au plus près la personnalité de Freud (à travers ce qu’il laisse transparaître dans ses écrits, mais aussi à travers ce que l’on connaît de sa biographie et de ce que ceux qui l’ont connu en ont dit), et pointe aussi bien les qualités que les défauts du père des psychanalystes. Les contradictions également, et on s’en aperçoit au fur et à mesure de la lecture et de l’analyse fine des textes, qu’il y en a pléthore. Sans parler de ce qu’on pourrait gentiment qualifier d’élucubrations pour ne pas parler de délires purs et simples, car Freud, auto-proclamé docteur des esprits, aurait bien mérité lui-même une petite remise en questions sur ce plan-là… Mais j’y reviendrai un peu plus tard.
Ensuite j’ai appris, par l’intermédiaire de ce diable d’Onfray, une somme incroyable de choses sur la personne publique mais aussi privée de Freud. Je crois qu’on a tous en tête une image d’Épinal concernant le personnage : un vieil homme à l’allure austère, petites lunettes rondes sur le nez, découvreur d’un monde quasi-inexploré avant lui (mais sur ce point on se rend compte avec Onfray que c’est loin d’être aussi simple que cela) qu’il nommera l’inconscient, et père de rien moins qu’une discipline entière et nouvelle de la médecine, qu’il nommera psychanalyse et dont il définira lui-même les limites et les règles qui la régissent. L’image dont je parle, inclut le fait que Freud et ce qu’il dit « va de soi » et ne souffre d’aucune remise en questions, que sa parole vaut décret et que dans le domaine de la psychanalyse, il est le maître incontesté et absolu. C’est d’ailleurs quelque chose d’intégré, et j’allais même utiliser le terme d’inconscient pour le qualifier, comme une vérité sans équivoque.
Et pourtant, en s’attaquant à la montagne de renseignements et de connaissances qu’on a sur Freud, Onfray décrit un personnage finalement assez loin de cette fameuse image parfaite qu’on a souvent de lui. Mieux même, il démonte morceau après morceau, tout ce qui a été monté de toutes pièces autour de Freud, pour en faire une légende vivante en son temps, légende dont l’aura a longtemps perduré du reste. Freud apparaît sous l’analyse contradictoire d’Onfray sous un jour nouveau, et le moins qu’on puisse dire c’est que la légende en prend un coup. La statue à l’effigie de l’idole savante se voit déboulonnée sans la moindre hésitation, méthodiquement, preuve à l’appui de chaque constat que fait Onfray.
C’est justement ce qui fait la force de frappe incroyable du philosophe, sa méthode dont je parlais plus haut. Il est tellement scrupuleux du moindre détail (mais pas du genre détail insignifiant ou détourné de son sens premier, Onfray là-dessus ne peut pas être accusé de mauvaise foi ou de tordre la réalité dans le sens qui l’arrange), il a une telle puissance d’analyse qui lui permet de mettre bout à bout des déclarations de Freud parfois complètement contradictoires ou fluctuantes selon le temps et la situation, que ses arguments en sont incontournables et se voient très difficilement contredits. J’ai par ailleurs eu l’occasion de voir un petit film qui reprend une conférence durant laquelle Onfray vient parler de son livre à une assemblée qui ne lui est pas totalement acquise et pour cause, de nombreux psychanalystes (et affiliés) sont dans la salle et le prennent à partie, l’accusant de noircir (et certains l’accusent même d’exagérer voire d’inventer des choses) volontairement le portrait de Freud. Et c’est assez édifiant de constater qui perd ses nerfs et qui garde son calme dans l’assemblée… comme de constater que les arguments des défenseurs de Freud ne tiennent pas la route longtemps, du moins dès lors qu’on les met en parallèle avec ce que Freud lui-même a pu dire, faire et écrire au cours de sa vie, et qui est dûment daté et avéré. Devant les arguments et les faits énoncés par Onfray, les contre-arguments volent rapidement en éclats, et très vite la frustration laisse place à l’énervement puis à l’emportement de ceux qui se voient mis en défaut par le philosophe. Quand on sait qu’il s’agit de personnes qui œuvrent dans la psychanalyse et tout ce qui gravite autour de ce domaine, les voir perdre leur calme et vaciller aussi fortement et rapidement dans la colère (et donc dans la perte de contrôle de leurs esprits…) a quelque chose d’à la fois surprenant mais aussi de profondément révélateur…
Alors certes, on peut concéder à ceux qui prennent la défense de Freud que Michel Onfray n’y va pas avec le dos de la cuillère, et qu’on sent que ce dernier enfonce le père Freud sans prendre de gants, maniant aussi bien la logique que l’ironie voire le sarcasme bien senti.
Mais si reproche on peut entendre, il s’agit ici d’un reproche sur la forme, et encore, valable seulement sur certains passages, de loin pas sur l’ensemble du livre. Onfray est virulent, mais force est de reconnaître que les choses qu’il révèle et met au grand jour ne méritent guère de clémence. Le portrait qu’il fait de Freud est en ce sens sans détour : clairement il le décrit comme un personnage très arriviste et avide de pouvoir et de reconnaissance. Ce qu’il veut par-dessus tout c’est d’être reconnu et admiré. Ce qu’il a d’ailleurs beaucoup de mal à obtenir au début de sa carrière scientifique, du moins avant de se diriger vers l’étude de l’esprit puis de créer sa propre discipline avec la psychanalyse. Onfray démontre l’égocentrisme, la vanité et l’aspect irrationnel de Freud. Je dis bien « démontre » et pas « dénonce », la différence réside dans le fait que tout ce que le créateur de l’université populaire de Caen avance il l’étaie par des faits, des références, des écrits et des choses vérifiables par tout un chacun. Et je dis bien aussi « irrationnel » même si ce terme est peut-être le dernier qu’on imaginerait pour décrire Freud, tant on en a l’image d’un scientifique et d’un docteur dans le sens le plus strict du terme. Pourtant, une fois encore, Onfray ne se limite pas à donner son avis, loin de là, il énumère presque à l’envi des exemples confondants qui démontrent toute l’irrationalité de certaines affirmations de Freud. Son rapport avec la sexualité, avec sa propre mère et sa fille, mais aussi avec ses thèmes de prédilections que sont les croyances ancestrales et la mythologie par exemple, et qu’il n’a aucune vergogne à plaquer sur l’ensemble des hommes et des femmes pour rédiger ses règles d’interprétation des rêves : tout cela peut se vérifier exemples à l’appui, et s’avère rien moins qu’édifiant. Penser que d’obscures liens avec une mythologie ancienne, ou que des jeux de traductions insensés avec des langues mortes comme le grec ancien peuvent permettre non seulement de comprendre des rêves mais en plus de bâtir des règles universelles pour les interpréter tient plus du délire qu’autre chose. Et n’a plus grand-chose à voir avec l’esprit scientifique dont il se targue pourtant avec force. D’ailleurs sa tendance (très lourde) à établir des règles universelles à partir d’un seul exemple est à elle seule déjà bien suffisante à se convaincre que la méthode de Freud n’est pas très scientifique…
Quant aux obsessions dont le bon Sigmund accuse ses patients de souffrir, on se rend compte par l’analyse et la lecture objective des exemples qu’il donne lui-même, que bien souvent il ne s’agit ni plus ni moins que d’un transfert de ses propres obsessions et névroses sur ses patients. On passera sur le cynisme absolu de Freud pour tout ce qui concerne ses honoraires et le prix de ses diagnostics. Il explique d’ailleurs sans sourciller, si ma mémoire est bonne, que même s’il lui arrive parfois de ne pas écouter ce que ses patients lui racontent, voire même si parfois il pique un petit roupillon pendant une séance un peu ennuyeuse, cela continue à leur être bénéfique, et que même somnolent il participe à la guérison du patient (à ce niveau-là de foutage de gueule, j’aurais plutôt envie d’écrire client et même pigeon que patient, mais bon…) et que non ça n’est pas donné à tout le monde de parvenir à cela, et que donc non bien entendu que non, ça n’est pas du charlatanisme, c’est juste que ça se joue à un niveau supérieur tel que nous ne pouvons pas le comprendre, nous autres pauvres ignares et incultes dans le domaine que nous sommes… Mais lui sait, heureusement. Et ça, ça vaut cher, donc il nous faut le payer en conséquence pour bénéficier d’une telle expertise…
Alors oui, évidemment, on comprend mieux quand on le lit, pourquoi Onfray n’y va pas de main morte pour dénoncer ce qui lui paraît indéfendable dans la personnalité de Freud, et par extension dans ce qu’il a laissé pour héritage dans la discipline qu’il a créée de toutes pièces, la psychanalyse. Mais en le lisant bien, on comprend également que le philosophe ne rejette pas tout en bloc, et qu’il ne dit pas comme on l’a accusé de le prétendre que la psychanalyse ne sert à rien et à personne d’autre qu’aux psychanalystes eux-mêmes. C’est là un faux procès qu’on lui a fait, et qui à mon avis a été surtout mis en avant pour éviter de répondre sur le fond aux faits qu’il énonce, ainsi qu’à la logique et au bon sens qu’il utilise pour dénoncer tout ce qui ne lui plaît pas et lui semble inexact dans la légende qui entoure ce personnage haut en couleurs qu’est Sigmund Freud.
En tout cas, bien que dense et chargée en informations, j’ai trouvé cette lecture passionnante et très éclairante sur un personnage historique dont j’ai réalisé que je ne connaissais à la base pas grand-chose d’autres qu’un condensé d’idées reçues, assez fausses qui plus est. Et j’ai également pu constater à quel point Michel Onfray ne perd rien de sa force d’explication et de démonstration à l’écrit. Moi qui le trouvais déjà passionnant à écouter, de par son pouvoir de pédagogie, de précision et de vulgarisation (sans pour autant tomber dans la simplification à l’extrême), j’ai retrouvé toutes ces qualités que j’aime tant à travers sa plume. Et je sais d’ores-et-déjà que je lirai d’autres bouquins de lui. Me reste juste à trouver le temps (et le courage) de m’y mettre ! (mais une fois lancé c’est tout bon!)